Le Film français

DOUCE – Claude Autant-Lara (1943)

Douce est d’emblée considéré comme un grand film, le meilleur réalisé à ce jour par Claude Autant-Lara. D’après les agendas de François Truffaut, le futur réalisateur des Quatre Cents Coups (1959) est allé le voir sept fois durant son adolescence. D’autres jeunes cinéphiles de l’époque m’ont dit l’impression forte qu’ils en ont reçue : Jean Douchet, Alain Cavalier. Aujourd’hui, il fait partie des quatre ou cinq meilleurs films du cinéaste. Il me semble posséder un climat particulier qu’on ne trouve dans aucune autre œuvre de Lara, et que décrit très bien la fiche de Radio-Cinéma-Télévision : « Cette ombre qui émane de certains personnages, leurs silences, leurs regards équivoques, leurs chuchotements à double entente tissent un climat de mystère, d’insécurité, qui n’est pas sans faire ressembler cette maison opulente et sombre aux palais raciniens. » Il est permis d’avoir un faible pour Douce, ce film à part. [Claude Autant-Lara – Jean-Pierre Bleys – Institut Lumière – Actes Sud (2018)]

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Aujourd’hui comme à l’époque de sa sortie, Douce s’impose par la richesse et la force de sa dramaturgie. Au bout de deux minutes l’intrigue est nouée. La neige tombe, un chant de Noël retentit, dans une église un prêtre confesse une femme dont le visage reste dissimulé. Elle parle de l’homme qu’elle aime, qui n’est pas de son rang social. Question du prêtre : « La différence sociale est-elle de nature à empêcher le mariage ? » Pas de réponse. Sur le conseil de renoncer à cet amour, elle affirme que rien ne les séparera. Face au prêtre qu’elle sent hostile, elle déclare : « Vous êtes mon premier ennemi. » Le seul soutien que recevra la révoltée sera dans cette dernière phrase de l’homme d’Église : « Je prie Dieu pour qu’il vous aide à supporter votre malheur. » L’intérêt dramatique (qui est cette femme ? de quel homme s’agit-il ?) se renforce de thèmes qui, on le devine, vont être au cœur de l’action : l’orgueil et la volonté d’une femme amoureuse, l’appartenance sociale comme obstacle au sentiment amoureux. Toute la suite sera quasiment un développement de ces thèmes.  [Claude Autant-Lara – Freddy Buache – Collection « cinéma vivant » – Ed. L’Age d’homme (1982)]

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Une série d’informations, données au spectateur ou devinées par lui, constitue le développement du film. La jeune femme du confessionnal, après une habile fausse piste autour d’un parapluie oublié, est Douce, fille unique de la maison Bonafé. L’objet de son amour est le régisseur Fabien Marani. Ce dernier a été l’amant d’Irène l’institutrice de Douce, et se considère comme ayant des droits sur elle. Or Irène est aimée par Engelbert le père de Douce, qui veut en faire sa femme. Cet enchevêtrement de sentiments violents est conduit de main de maître, dans une atmosphère trouble où les personnages s’épient, se surveillent, se devinent ou croient se deviner. Une curieuse résonance est apportée par un cadre apparemment réaliste : des domestiques feignant la discrétion, une vieille femme de chambre presque de la famille, le hall de l’hôtel Bonafé où l’on vient d’installer une étrange machine nommée « ascenseur ». Depuis la vieille Comtesse jusqu’au serviteur que l’on peut renvoyer en une minute, toute l’échelle sociale de la France de 1887 est représentée.  [Claude Autant-Lara – Jean-Pierre Bleys – Institut Lumière – Actes Sud (2018)]


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Tiré d’un assez banal roman de Michel Davet, écrivaine qu’il faut situer du côté de Max du Veuzit et Delly (signalons quelques-uns de ses succès : Le Prince qui m’aimait en 1930, Douce en 1940, Joli cœur en 1945, Histoire d’un été en 1947), le scénario de Douce offre une clarté narrative exemplaire dans le système dramaturgique adapté qui découpe, enchaîne et dialogue chaque scène de manière traditionnelle. Ainsi, le metteur en scène, obéissant à sa personnelle vision du monde, peut tirer parti du moindre détail, qu’il fond dans une superbe unité d’ensemble. Le décor, les « accessoires » (une rose qui tombe d’un vase, un bibelot précieux), les mouvements d’appareil comme les gros plans, le cadre, les angles, le jeu des interprètes se répondent au montage, portés par une grâce quasi-musicale au cœur d’une atmosphère où s’opposent le cristal et le velours, le charme et la cruauté.

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1887 : Cinq personnages s’épient, s’affrontent, se vouent amour ou haine à l’intérieur d’une architecture bourgeoise que le machinisme naissant menace de fissurer : l’ascenseur qu’on installe dès l’ouverture au centre de la maison cossue de la Comtesse de Bonafé ne marque pas seulement l’avènement du modernisme perturbateur ; il signale aussi qu’une force indéfinissable s’annonce, qui fera peut-être craquer le bel ordre social où maîtres et valets tiennent cérémonieusement leurs places respectives. Ces cinq personnages, les voici : la vieille Comtesse (Marguerite Moreno) ; Engelbert, son fils (Jean Debucourt), qui fut amputé d’une jambe à la suite d’une chute de cheval au manège ; il est veuf, et déclare avoir tout raté dans la vie ; même son infirmité ne témoigne pas d’un acte de bravoure à la guerre qui justifierait de manière visible sa croyance en une aristocratie militaire dont il aimerait se réclamer fièrement ; sa fille, Douce (Odette Joyeux), rêveuse qui sort à peine de l’adolescence et cache sous une discrétion de chrétienne vite effarouchée une certaine innocence perverse et des aspirations contradictoires : « Je suis affreusement gaie, terriblement bonne » dit-elle ; Irène, son institutrice privée (Madeleine Robinson), engagée sur la recommandation de Fabien, le régisseur, qui est son amant (personne, pourtant, au départ, ne soupçonne leur liaison).  [Claude Autant-Lara – Freddy Buache – Collection « cinéma vivant » – Ed. L’Age d’homme (1982)]

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Tout a l’air de se passer très bien dans cet univers clos, ouaté, harmonieux : on vient d’ériger le sapin de Noël dans le grand salon. Chacun respecte la règle du jeu. Les domestiques manifestent, sincère ou non, de la vénération à leurs patrons qui les humilient : ils acceptent l’injustice, car il faut survivre. Et les employeurs, riches propriétaires, miment le bonheur tout en éprouvant au fond d’eux-mêmes une tristesse vague. Ils devinent que les classes, comme on le dira des civilisations bientôt, sont mortelles. Vieille, mais encore pleine de vitalité, la Comtesse n’a plus d’illusions. Elle s’affirme, frappant le plancher de sa canne, parlant d’une voix forte, feignant de considérer que le monde ne changera pas, sans tolérer la moindre des récriminations. (« La tolérance, il y a des maisons pour ça» répétait-on, chez ses pairs.) Elle exprime une intransigeante autorité qui prend l’alibi de la compréhension charitable pour s’imposer pédagogiquement: Lorsque l’instructrice lui demande avec déférence de pouvoir disposer de sa soirée, elle répond : « Je déteste refuser les permissions, je vous prie donc de ne pas m’en demander. » Je suis trop vieille pour être républicaine, moi » lancera-t-elle par la suite.)  

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Toutefois, d’inavouables aspirations minent ce trop bel équilibre social. Engelbert, secrètement épris d’Irène, voudrait l’épouser. Mais Douce, qui sait que Fabien rejoint Irène dans sa chambre, (elle les a surpris et n’a rien perdu de leur conversation, elle a compris que Fabien souhaite s’enfuir avec Irène) va donner l’impression de faciliter ce mariage pour mieux le faire échouer ; car elle n’est évidemment pas insensible à l’attrait viril du régisseur. Irène, de son côté, n’apprécie plus beaucoup Fabien qui, sous les séductions du mâle, s’est révélé cupide, brutal, vulgaire ; elle ne refuse pas les avances délicates du veuf unijambiste, élégant et prévenant, qui lui permettrait d’accomplir une brillante promotion dans le beau monde. La Comtesse, elle-même, ne serait pas opposée à cette union qui serait pour son fils un apaisement. Douce, bravant les dangers que suscite la désobéissance aux rites, insinue la méfiance, puis la jalousie chez Fabien ; elle déclare l’aimer, vouloir partir avec lui. Ce qu’elle fait. « Elle est partie avec le palefrenier » remarque méchamment la Comtesse qui, par la suite, pourra jeter au visage d’Engelbert : « Vous épousez la maîtresse de votre palefrenier ! » 

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Douce et Fabien s’installent à la pension que l’homme connaît bien pour y avoir donné souvent rendez-vous à Irène. Douce, par crainte et par tactique, se refuse d’abord à son compagnon : il l’attire et lui fait peur en même temps. Au matin, Irène les rejoint, et la supplie de rentrer: « Evitez le scandale  ! » – « C’est l’institutrice ou la belle… mère qui parle ? » répond Douce qui ne l’écoute pas et se donne à Fabien, décidée, néanmoins, à rejoindre ensuite le domicile paternel. Fabien l’emmène au restaurant, puis au théâtre, où se déclare un incendie qui suscite la panique. Douce meurt, asphyxiée, brûlée ou piétinée. Fabien, seul, se présente devant ses maitres, annonçant la mort de celle dont ils attendaient le retour, prêts au pardon. Irène, à son tour, paraît. La Comtesse les chasse tous les deux tandis que les cloches sonnent pour la messe de minuit et que retentit un cantique de Noël. 

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En 1960, dans Arts, écrivant sur Douce au cours d’une évocation de la production de 1940 à 1944, Marcabru disait : « On songe à Maupassant, un Maupassant qui aurait lu Marx. » L’éloge n’est pas excessif, car si la lutte des classes, ici, ne va pas jusqu’à se déclarer en conflit ouvert et si les subalternes, accusés de vouloir entrer dans les familles, sont rejetés dans leur ornière, l’analyse des uns et des autres s’effectue hors de tout sentimentalisme. Et l’opportunisme, de même que la volonté de domination, le mensonge pieux ou non, les hantises possessives caractérisent les êtres, même les plus apparemment dociles, des deux côtés de la barrière. Les uns et les autres connaissent l’amertume, les attendrissements et la perfidie. Dans ce milieu douillet, ouaté, des éclats de miroir ou de verre transparent, blessent les cœurs. Vue comme au travers d’une vitre légèrement incrustée des palmes du givre, cette société qu’illuminent les bougies du sapin chargé de guirlandes scintillantes est un nœud de vipères. [Claude Autant-Lara – Freddy Buache – Collection « cinéma vivant » – Ed. L’Age d’homme (1982)]


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La première de ce film, le 10 novembre 1943 dans la grande salle de la Pararnount, constitue un franc succès. L’atmosphère est chaleureuse, parfois enthousiaste, les félicitations affluent vers les principaux auteurs, Aurenche, Bost, Autant-Lara, Odette Joyeux. Celle-ci, accompagnée par Clouzot, n’arrive pas à profiter du moment présent, à cause de l’absence d’Agostini. Mais cette sortie s’accompagne d’une curieuse anomalie : le film ne contient pas la séquence aujourd’hui la plus célèbre, celle de la visite aux pauvres, retirée au dernier moment. Les documents nous manquent pour établir avec certitude qui demanda cette suppression. Plus tard, le cinéaste mit bien sûr en cause les autorités pétainistes, mais on aurait aimé en savoir plus. Dans cette séquence, la vieille Comtesse, accompagnée de son régisseur et de l’institutrice Irène, allait porter, en cadeau de Noël, un pot-au-feu dans l’appartement d’un couple de pauvres, et lançait en partant : « Ma bonne Thérèse, je te souhaite la patience et la résignation » En quelques minutes et une phrase, l’état d’esprit de la classe dirigeante était décrit d’une façon cinglante. Le passage fut rétabli après la Libération, non sans difficultés comme on le verra. [Claude Autant-Lara – Jean-Pierre Bleys – Institut Lumière – Actes Sud (2018)]

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CLAUDE AUTANT-LARA : LE BOURGEOIS ANARCHISTE
Claude Autant-Lara a été un des grands cinéastes français de la période 1940-1960. Il en a donné maintes fois la preuve, c’est un artiste et il sait ensuite injecter une méchanceté toute personnelle à ce qu’il veut dénoncer et user du vitriol. Son œuvre est inégale et comporte une inévitable part de films sans intérêt. Mais on lui doit quelques chefs-d’œuvre et une bonne dizaine d’œuvres importantes qui suffisent à faire de lui le pair d’un Clouzot, d’un Becker ou d’un Grémillon.

LE STYLE AURENCHE ET BOST 
Duo vedette du scénario durant trois décennies, Jean Aurenche et Pierre Bost ont écrit à quatre mains une soixantaine de films, dont plusieurs chefs-d’œuvre. Torpillés par la Nouvelle vague, ils seront réhabilités par Bertrand Tavernier qui fera de Jean Aurenche l’une des principales figures de son film Laissez-passer en 1992.


Les extraits

L’AUBERGE ROUGE – Claude Autant-Lara (1951)
Au XIXe siècle, un couple d’aubergistes assassine ses hôtes. Criminelle mais chrétienne pleine de foi, la patronne se confesse à un moine de passage. Ce dernier réussira-t-il à sauver les voyageurs d’une diligence ? Inspiré d’un fait divers, ce film truculent et sulfureux reste un pied de nez aux bienséances de l’époque et à son propre producteur, un marchand d’armes persuadé de financer une œuvre morale !

LE MARIAGE DE CHIFFON – Claude Autant-Lara (1942)
Dans Le Mariage de Chiffon la musique de Jean Wiener donne le ton dès le déroulement du générique : elle développe, en arabesques, des variations à partir de la célèbre valse, « Fascination » que des éclats de fanfares militaires et des sonneries de clairons viennent perturber avec humour : « Je t’ai rencontrée simplement, et tu n’as rien fait pour chercher à me plaire… »

LA JUMENT VERTE – Claude Autant-Lara (1959)
La Jument Verte, écrit par Marcel Aymé, parait en 1933, assurant sa renommée. En revenant à cet écrivain de la truculence et de l’ironie acide, Autant-Lara et son équipe sont moins heureux qu’avec La Traversée de ParisLa verve de la farce villageoise, chez eux, s’inscrit surtout au grès de plaisanteries accompagnées de jurons tout au long d’un dialogue qui vise le succès facile plutôt qu’une vérité psychologique profonde sous la gaillardise.

LE DIABLE AU CORPS – Claude Autant-Lara (1947)
C’est en 1917 que les deux protagonistes. Marthe Grangier, infirmière aux faibles convictions est fiancé à un soldat sur le front. François Jaubert, 17 ans, est encore lycéen. Dès les premiers instants, il s’éprend d’elle. Tous deux vont sans retenues se lancer dans une liaison passionnelle… Au risque de tout perdre. Claude Autant-Lara, le réalisateur, dira de son film : «J’ai traité le problème de la jeunesse et de l’amour avec une franchise totale. J’ai voulu exprimer le réalisme du sentiment et non pas faire un film scandaleux… Je me suis attaqué de front à un problème social et sentimental difficile, délicat, mais en conservant le plus de santé possible.»

LA TRAVERSÉE DE PARIS – Claude Autant-Lara (1956)
En 1956, Claude Autant-Lara jette un pavé dans la mare avec une sombre comédie sur fond d’Occupation. L’occasion de diriger pour leur première rencontre deux monstres sacrés, Jean Gabin et Bourvil, qui vont s’en donner à cœur joie dans ce registre inédit.

LE MAGOT DE JOSEFA – Claude Autant-Lara (1963)
Le Magot de Josefa n’est pas un « grand » film dans la carrière de Claude Autant-Lara mais il laisse tout de même une bonne impression dans la série des farces villageoises, spécialités du réalisateur, rassemblant une belle brochette d’acteurs.

EN CAS DE MALHEUR – Claude Autant-Lara (1958)
Réunissant les noms de Gabin, Bardot, Feuillère et Autant-Lara, cette adaptation d’un roman de Simenon avait tout d’un succès annoncé. Le résultat sera à la hauteur des espérances, et le film figure aujourd’hui parmi les classiques du cinéma français.



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