Né le 29 mars 1902, Marcel Aymé meurt en 1967. Après Brûlebois (1927) et La Table aux Crevés(1929) La Jument Verte parait en 1933, assurant sa renommée. En revenant à cet écrivain de la truculence et de l’ironie acide, Autant-Lara et son équipe sont moins heureux qu’avec La Traversée de Paris. La verve de la farce villageoise, chez eux, s’inscrit surtout au grès de plaisanteries accompagnées de jurons tout au long d’un dialogue qui vise le succès facile plutôt qu’une vérité psychologique profonde sous la gaillardise. Il ne faut pas reprocher au cinéaste d’avoir fait de ses paysans des personnages artificiels car l’artifice pouvait seul capter le charme du conte. La présence du cheval vert donnait d’emblée le ton de l’irréalisme à ce récit ; pourtant, ce qui frappe lorsqu’on parvient à son terme, c’est l’inutilité presque totale de cet animal fabuleux, porte-bonheur pour les uns et, corollairement, porte-malheur pour les autres. Autant-Lara l’abandonne trop vite et ne revient à son image peinte, encadrée chez Honoré, qu’à l’occasion de quelques allusions mal définies.

Mais nous devons remarquer aussi que le caractère artificiel des personnages ne se retrouve pas dans le traitement de la nature ou des costumes, ni dans le jeu des interprètes ; d’où le manque d’unité stylistique de l’ensemble, unité qui, pourtant par les meilleurs inventions de la mise en scène, s’annonce en laissant deviner l’harmonie plastique et le comique réjouissant (mais néanmoins allusif) qu’aurait pu dégager cette histoire : l’excellente séquence de la veuve troussée par l’officier prussien, avec musical accompagnement guilleret et martial signifiant que l’étreinte s’effectue « à la hussarde » (mais que ce viol n’en est pas un puisque la femme d’abord hésitante, consent), constitue une réussite, comme aussi l’enchaînement des deux enterrements par deux panoramiques complémentaires. De tels passages font regretter que le film n’atteigne pas, d’un bout à l’autre, un similaire bonheur d’expression et que, par exemple, toutes les apparitions du facteur Déodat (Achille Zavata) se métamorphosent en monotonie répétitive plutôt qu’en jovial refrain visuel. En définitive, la musique, seule, soutient et colore la narration en concentrant joyeusement le sens de l’action principale au moment voulu. Chaque retour de la marche jouée par les fifres pendant la séquence de la veuve que trousse le Prussien déclenche un sourire de saine bonne humeur.

Pourtant, à l’évidence les défauts de lourdeur complaisante l’emportent au cours de cette histoire sur les qualités de finesse ; mais cela ne justifiait pas la critique systématiquement négative exprimée par la presse à la sortie du film. Car à l’époque, en France, beaucoup d’astres morts se prenaient pour des soleils et, dans cette constellation de cinéastes, Autant-Lara demeurait un homme respectable par sa volonté de refus des valeurs conventionnelles identifiées aux hypocrisies cléricales et par sa méchanceté voltairienne. Si cette anecdote sous le Second Empire ne lui permet pas de pousser la satire jusqu’à l’humour corrosif de L’Auberge rouge, l’aspect réjouissant de ce film crée un mouvement grassement défoulant préférable aux papelardises ou gaudrioles sournoisement récupératrices des vertus prônées par l’officialité politique et religieuse. D’ailleurs, ce film connut, après une interdiction rapidement levée, de nombreux démêlés avec les commissions de censure.

Au nombre des scènes drôles, nous retiendrons encore celle d’un repas de la famille Haudoin ; arrive le facteur qui se met à évoquer le souvenir du père, s’embarque dans une histoire de parapluie qui ne signifie rien et qui, pourtant, finit par arracher de chaudes larmes à tous, ou celle trop courte de Carette, maire à l’agonie qui veut bien accepter d’arrêter de mourir (« je m’économise ») pour soutenir les électeurs républicains pas encore sûrs de pouvoir le remplacer par l’un des leurs. Ajoutons-y la gentillesse froufroutante des femmes jeunes qui ne demandent pas mieux que de rouler dans le foin, dans la paille, dans les prés, avec un amant. [Claude Autant-Lara – Freddy Buache – Collection « cinéma vivant » – Ed. L’Age d’homme (1982)]
L’histoire
La naissance d’une jument verte a fait le prestige du père Haudouin (Georges Wilson), paysan qui laissé à sa mort deux fils, Honoré le cultivateur (Bourvil) et Ferdinand le vétérinaire (Francis Blanche), une veuve éplorée (Mireille Perrey) et, au mur de la chambre, une peinture à l’huile représentant le célèbre animal. Au cours de la guerre de 1870, Honoré est recherché comme franc-tireur par l’Occupant allemand ; il est persuadé que son voisin Zèphe Malloret (Yves Robert) l’a dénoncé. Donc, entre les deux familles naît une haine qu’un fâcheux incident accentue encore : pour sauver son brave Honoré, la mère accepte de subir les assauts d’un officier porteur du casque à pointe ; elle se couche sur le lit, ignorant que son fils est caché dessous, qu’il voit tomber le ceinturon, qu’il entend tout. Cet acte, ressenti comme un affreux déshonneur, excite encore le désir de vengeance d’Honoré, tandis que Ferdinand, au contraire, ne partage pas cette rancune et l’écrit à son frère en commençant par raconter de manière détaillée l’infortune de leur mère. Or, la lettre s’égare au cours d’une querelle de village et le vindicatif Honoré croit que Zèphe en a pris connaissance, qu’il la conserve comme infamante pièce à conviction. De nombreux chassés-croisés le conduiront à comprendre qu’il se trompe. La missive n’est jamais tombée sous les veux de son ennemi, ce qui n’empêche aucunement le finaud d’accomplir sa vengeance en troussant l’épouse de Zèphe sur le lit conjugal de l’ennemi, signant de la sorte, entre les deux clans, le début d’une pacification : leurs enfants, Juliette (Valérie Lagrange) et Noël (qui pourrait se prénommer Roméo) pourront enfin se marier.
Le roman paru en 1933 fut rapidement un succès, sans doute par sa réputation de récit licencieux. (…) Pour l’essentiel, l’adaptation est assurée par Jean Aurenche, qui y travaille de mars à mai. A partir de début mai, il transmet à son compère Pierre Bost des morceaux et des indications qui lui permettent de commencer les dialogues. (…) Au début d’avril, les dirigeants de la Gaumont font connaître une préoccupation qui leur est venue à la lecture d’un premier état du scénario : la quasi-absence d’une intrigue sentimentale, Yves Laplanche, le directeur de production, s’en fait l’écho auprès d’Aurenche en suggérant de développer la relation entre Juliette Haudoin et Noël Maloret. Il sera entendu.

Plus tard dans le mois, Autant-Lara donne à Pierre Bost ses impressions après la lecture d’un « premier jet » : « C’est drôle, haut en couleurs, et l’on y retrouve (…) le ton de Marcel Aymé. Mais je persiste, à la réflexion, à trouver un peu confuse la deuxième partie. » Et de se demander, puisque Aurenche a l’intention de finir sur la conquête de la mairie par Honoré en guise de feu d’artifice, si l’on ne pourrait pas davantage structurer l’histoire autour de cette prise de la mairie. Ici au contraire la suggestion ne sera pas suivie. Et le cinéaste ajoute : « Autre chose. Ne ris pas, mais c’est moi qui vais te demander, cette fois, de veiller à la longueur totale du film… Une excessive longueur, dans le cas de cette Production – qui est nôtre -, peut avoir des incidences très coûteuses, donc regrettables. » On se souvient que, à la sortie du Rouge et le Noir, Lara avait violemment protesté contre le distributeur qui avait amputé le film de vingt-cinq minutes afin de faire une séance de plus. Le voilà qui, devenu producteur, montre les mêmes préoccupations ! Marcel Aymé fait confiance aux adaptateurs, comme il l’exprime au cinéaste un mois avant le tournage, non sans une lucide mise en garde : « Aurenche et Bost ont fait un beau travail. Je suis sûr que vous allez faire un excellent film malgré toutes les difficultés que présente le sujet. Je crois qu’il faudra éviter de donner trop à la cuisse et économiser un peu sur les culs et les cons et autres mots qui supportent mieux la lecture que le micro. Mais j’ai confiance en votre talent et votre expérience. »

À part Bourvil prévu dès le début dans le rôle d’Honoré, la distribution pose des problèmes. Yves Laplanche informe André Trives, l’agent de Bourvil, sur la situation à la fin de mai. Pour Ferdinand le vétérinaire, on hésite entre Georges Wilson, de Funès, Francis Blanche. (…) L’idée semble venir de Lara qui écrit à Aurenche dans la même période : « Pour le vétérinaire, j’avais pensé à un de Funès (…). L’aspect un peu rugueux du bonhomme m’avait semblé intéressant… » Les deux frères sont souvent ensemble, et leur affrontement presque continu tout au long du film. On voit donc que La Jument verte a failli constituer le premier grand face-à-face Bourvil-de Funès, lequel ne se produisit qu’en 1965 avec Le Corniaud de Gérard Oury. Dans la même lettre à Aurenche, le cinéaste parle du facteur : « Qui sera Déodat ? Autre problème, et de taille, car ce rôle est délicieux. Il nous faut un fantaisiste, subtil, pas appuyé. Qui ? » Fin mai, Laplanche donne deux noms : Francis Blanche, Raymond Devos. En fait on ira chercher Achille Zavatta, clown auguste très célèbre, et qui sera convaincant.

Durant les prises de vue des Régates, tout au long de mai Autant-Lara apprécie beaucoup Folco Lulli, et songe à lui confier le rôle de Zèphe Maloret. Aurenche veut l’en dissuader parce que Zèphe, comme Honoré, doit apparaître avec un écart d’âge de vingt ans. (…) Finalement le rôle est proposé à Yves Robert, qui l’accepte « pour le plaisir de mieux connaître Bourvil, cet honnête homme ». Lara, pour une des deux épouses, voudrait Colette Renard, auréolée de son succès dans l’opérette Irma la Douce. Mais la Gaumont lui fait des difficultés, ne la trouvant pas assez jolie, et il doit s’incliner. Pour le personnage de Juliette Haudoin, fille d’Honoré, on a éliminé Pierrette Bruno, protégée de Bourvil, mais trop âgée pour jouer sa fille. La presse « people » de l’époque raconta une belle histoire sur l’engagement de Valérie Lagrange. Quant à Marguerite, la fille de Zèphe, la Zebra Films coproductrice italienne propose Sandra Milo, qui est la compagne de son président Moris Ergas. Lara la rencontre à Paris le 24 mai, et le lendemain exprime sa satisfaction à Alain Poiré. (…) Satisfaction tellement appuyée qu’elle paraît donner dans une certaine complaisance…

Deux acteurs sont inexpérimentés, Zavatta et Valérie Lagrange. En fait le premier a déjà tenu deux rôles, dans Du sang sous le chapiteau, réalisé par Georges Péclet en 1957, situé dans l’univers du cirque, et Visa pour l’enfer, d’Alfred Rode, qui sort le 15 juillet 1959, et où il incarne un gitan. Il se peut que la vision de ce film, un mois avant le tournage, ait été à l’origine de son engagement, très tardif. Il reçoit la proposition alors qu’il prend des vacances à La Napoule près de Cannes. Ayant accepté, il fera de nombreux allers-retours en avion entre Cannes et Paris, en fonction de ses moments de tournage. Il reconnaît que l’aide de Bourvil lui fut précieuse. (…) Valérie Lagrange, quant à elle, connut des moments difficiles. Un écho de la presse raconte qu’elle devait courir autour d’une meule de paille et s’effondrer en pleurs à un endroit précis. Portant des chaussures neuves et peu expérimentée, elle tombe toujours trop tôt. Les deux premières fois, Lara ne réagit pas, mais à la troisième il se fâche très fort et l’actrice se met à pleurer. [Claude Autant-Lara – Jean-Pierre Bleys – Institut Lumière – Actes Sud (2018)]

Se pose le problème de la fidélité à l’œuvre littéraire de Marcel Aymé. On connaît la pratique de Jean Renoir : relire le roman adapté, s’en imprégner, puis le laisser de côté pour écrire une nouvelle histoire, de façon à s’inspirer de l’esprit sans respecter la lettre. Lara n’a jamais présenté une théorie sur cette question. Ici Aurenche semble avoir travaillé à peu près seul, contrairement à l’habitude, parce que le cinéaste était occupé à préparer et tourner Les Régates. Soit de sa propre initiative, soit qu’il en eût reçu la consigne, il s’efforce de garder les événements essentiels du roman, surtout clans la deuxième partie. Certes des épisodes entiers ont été supprimés, puisqu’il fallait, on l’a vu, faire un film relativement court. On peut regretter la disparition des obsèques de Philibert, le maire en place, où de son cercueil il cligne de l’œil, puis redevient mort, puis ressuscite définitivement et raconte ce qu’il a vu au paradis, scène hilarante qui nous installe dans un registre d’énorme farce non réaliste. Avec de tels moments, les arguments du réalisateur se réclamant de la verve rabelaisienne auraient été plus convaincants. Pour en revenir à la fidélité, on a vu qu’elle donne un mauvais résultat quand elle trahit l’esprit de la narration, ce qui est souvent le cas et explique l’échec artistique. En revanche elle est parfois payante, par exemple lors de la visite d’Honoré à Philibert : le maire mourant promet de tenir encore trois semaines, à condition qu’Honoré paie à sa famille les frais de son entretien ! Tout est dans l’échange dialogué, parfaitement mis en valeur par Bourvil et Carette. Il aurait donc fallu une fidélité à échelle variable, tantôt respectant tantôt grossissant tantôt atténuant. Mais c’était trop demander à Autant-Lara ! Ce dernier en rajoute d’ailleurs dans certaines scènes de sexe, cherchant vraiment un bâton pour être battu. C’est ainsi que l’accouplement du début entre le peintre et la servante est plus montré dans le film que dans le livre, avec chez la femme une cascade de rires pour signifier l’excitation sexuelle, cliché du théâtre et du cinéma de boulevard. Quant à la fameuse scène avec l’officier prussien, elle devient très lourde dans le film, puisque nous restons avec Honoré et Toucheur cachés sous le lit, Toucheur étant pris de tremblements des mains. Rien de cela dans le livre, où l’événement est évoqué deux fois : d’abord par Honoré qui le raconte sobrement à son frère ensuite par la jument qui en a été le témoin et nous dit clairement qu’il ne fut pas désagréable pour la mère d’Honoré. (…) Ainsi l’idée, essentielle dans le roman, que la sexualité procure la joie est totalement mise de côté dans le film, ici comme ailleurs, ce qui enlève à l’œuvre une dimension humaniste.
Les extraits

L’AUBERGE ROUGE – Claude Autant-Lara (1951)
Au XIXe siècle, un couple d’aubergistes assassine ses hôtes. Criminelle mais chrétienne pleine de foi, la patronne se confesse à un moine de passage. Ce dernier réussira-t-il à sauver les voyageurs d’une diligence ? Inspiré d’un fait divers, ce film truculent et sulfureux reste un pied de nez aux bienséances de l’époque et à son propre producteur, un marchand d’armes persuadé de financer une œuvre morale !

LE MARIAGE DE CHIFFON – Claude Autant-Lara (1942)
Dans Le Mariage de Chiffon la musique de Jean Wiener donne le ton dès le déroulement du générique : elle développe, en arabesques, des variations à partir de la célèbre valse, « Fascination » que des éclats de fanfares militaires et des sonneries de clairons viennent perturber avec humour : « Je t’ai rencontrée simplement, et tu n’as rien fait pour chercher à me plaire… »

DOUCE – Claude Autant-Lara (1943)
Douce est d’emblée considéré comme un grand film, le meilleur réalisé à ce jour par Claude Autant-Lara. D’après les agendas de François Truffaut, le futur réalisateur des Quatre Cents Coups (1959) est allé le voir sept fois durant son adolescence. D’autres jeunes cinéphiles de l’époque m’ont dit l’impression forte qu’ils en ont reçue : Jean Douchet, Alain Cavalier. Aujourd’hui, il fait partie des quatre ou cinq meilleurs films du cinéaste.

LE DIABLE AU CORPS – Claude Autant-Lara (1947)
C’est en 1917 que les deux protagonistes. Marthe Grangier, infirmière aux faibles convictions est fiancé à un soldat sur le front. François Jaubert, 17 ans, est encore lycéen. Dès les premiers instants, il s’éprend d’elle. Tous deux vont sans retenues se lancer dans une liaison passionnelle… Au risque de tout perdre. Claude Autant-Lara, le réalisateur, dira de son film : «J’ai traité le problème de la jeunesse et de l’amour avec une franchise totale. J’ai voulu exprimer le réalisme du sentiment et non pas faire un film scandaleux… Je me suis attaqué de front à un problème social et sentimental difficile, délicat, mais en conservant le plus de santé possible.»

LA TRAVERSÉE DE PARIS – Claude Autant-Lara (1956)
En 1956, Claude Autant-Lara jette un pavé dans la mare avec une sombre comédie sur fond d’Occupation. L’occasion de diriger pour leur première rencontre deux monstres sacrés, Jean Gabin et Bourvil, qui vont s’en donner à cœur joie dans ce registre inédit.

LE MAGOT DE JOSEFA – Claude Autant-Lara (1963)
Le Magot de Josefa n’est pas un « grand » film dans la carrière de Claude Autant-Lara mais il laisse tout de même une bonne impression dans la série des farces villageoises, spécialités du réalisateur, rassemblant une belle brochette d’acteurs.

EN CAS DE MALHEUR – Claude Autant-Lara (1958)
Réunissant les noms de Gabin, Bardot, Feuillère et Autant-Lara, cette adaptation d’un roman de Simenon avait tout d’un succès annoncé. Le résultat sera à la hauteur des espérances, et le film figure aujourd’hui parmi les classiques du cinéma français.

MARCEL AYMÉ, ENTRE SATIRE ET POÉSIE
Auteur d’un nombre considérable de romans, Marcel Aymé a également écrit pour l’écran, tout en cédant les droits de ses œuvres pour de multiples adaptations. Au point de devenir une figure incontournable du paysage cinématographique français.
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