Les Réalisateurs

HENRI DECOIN : MALDONNE

Après la Libération s’ouvre devant le responsable des Inconnus dans la maison, une période trouble et incertaine. Il lui faut faire la preuve que, pendant les quatre années écoulées, son activité de résistant a heureusement et abondamment prouvé que la collaboration à la Continental ne fut qu’un épisode malencontreux – mais relativement court. Au reste d’autres réalisateurs français ont travaillé sous l’emblème de la firme allemande. Henri Decoin finira par se laver de toute accusation, mais, dans l’intervalle aura vécu de différentes besognes. Il met d’abord en scène sous son nom une sorte de mélodrame policier, où il a le courage d’employer Pierre Fresnay qui, lui non plus, n’était pas en odeur de sainteté à cette époque.

Nouvel avatar rocambolesque d’une usurpation d’identité par un bandit, La Fille du diable se distingue d’autres histoires du même acabit, par son scénario abracadabrant : deux destins s’y croisent et y nouent leurs fils de façon qu’à la fin ils ne peuvent plus que se casser. Une orpheline, sauvage, fatale, et exclusive, qui vit dans un château sinistre, en proie à la malveillance du village. Un truand qui passe pour un philanthrope parce que tenu en mains par le docteur, du pays qui l’a démasqué. L’amour orgueilleux que porte Isabelle à Saget la conduira à le dénoncer – une fois arrêté, elle se tue. Rôle en or pour la débutante Andrée Clément qui eut une carrière tronquée, mais qui montrait une fièvre intéressante et beaucoup de personnalité. Decoin avait réussi, à défaut d’un film, une succession de scènes à effets où s’affrontaient des héros singuliers. La technique s’affirmait excellente, l’exécution soignée, culminant dans la scène finale qui élargit tout à coup la portée du film. D’où succès public que ne tempéra pas l’accueil frais de la critique.

Ce furent ensuite des participations à différents ouvrages signés par d’autres réalisateurs, pour lesquels Decoin prend les titres de directeur artistique ou de directeur technique, les films de l’ancienne monteuse Andrée Felx, par exemple, ou, mieux, Le Café du cadran qui sortit signé par Jean Gehret et dans lequel Decoin avait su rendre attachante et véridique la reconstitution de la vie d’un café de Paris, la pointure de ses habitués, du quartier qui l’entoure et le fait vivre, le tout traversé par un drame de la jalousie conjugale.

Il revient en 1947 à la mise en scène directe en employant Michel Simon dans deux films très différents, dont le premier vaut par quelques bons morceaux, et le second par une tentative originale – du moins en ce temps – pour s’évader des studios et retrouver le grand air. Non coupable, sur un scénario et des dialogues de Marc-Gilbert Sauvajon, s’inspirait peut-être des sinistres exploits du docteur Petiot qui, sur la fin de l’occupation, supprima une bonne trentaine d’Israélites après leur avoir promis son aide pour leur faire quitter la France. Ici, le docteur Ancelin, souffre à la fois de n’être guère aimé et de se sentir médiocre. Un accident de voiture lui fait tuer un motocycliste. Il s’arrange pour camoufler avec astuce son méfait, et, surpris par son impunité, tue les uns après les autres : un garagiste qui lui a ravi l’amour de sa maîtresse, un médecin rival, sa maîtresse enfin ; fortifié dans sa folie homicide par l’idée de démontrer qu’il n’est pas « un imbécile ». Or, la police reste persuadée que c’est Madeleine, la maîtresse d’Ancelin, l’auteur des crimes. Le médecin rate son suicide, puisque la lettre qu’il avait écrite pour la Justice, tombe dans le feu et que, finalement « on enterrera un imbécile ».

Scénario qui aurait dû être attachant si les bavardages et les pléonasmes du dialogue n’avaient ruiné chacun des épisodes qui le constituent au fur et à mesure de son déroulement. La laideur des décors, l’insignifiance des seconds rôles accentuent encore l’ennui qui se dégage de cette entreprise. Mises à part les scènes finales : l’assassinat de Jany Holt, le chat noir qui se meut souple et ensorcelant jusqu’à faire choir la confession écrite dans les flammes de la cheminée ; mise à part l’interprétation solide, sinon très convaincante de Michel Simon, rien n’est à sauver dans ce naufrage psychologico-boulevardier.

Les Amants du Pont Saint-Jean restent sympathiques, le vent y souffle vif, le couple central n’est pas conventionnel et, pour une fois, un film s’évadait des studios parisiens. L’influence du scénariste Jean Aurenche paraît primordiale ; né à Pierrelatte dans la Drôme, il avait déjà chanté les charmes du fleuve en accordant son attention aux Pirates du Rhône dont il avait signé la réalisation.

Garonne est un vieux passeur et un vieux braconnier. Il a toujours aimé, il aime encore une coquette clocharde prénommée Maryse. Cet amour se développe en contrepoint de l’attachement sensuel d’un jeune couple aidé par les deux vieux. Le village, aux habitants sans gaieté et hypocrites, sanctionnera inévitablement d’aussi funestes amours. C’est tout et c’est un peu maigre, même si la caméra s’attarde sur le jeu des nuages dans l’eau, si elle provoque les exhibitions parfois cocasses, quelquefois pénibles, des deux braves clochards. Quant aux riverains ils font partie d’une convention théâtrale qui n’avait pas de place dans un tel film. Michel Simon dessinait son personnage à gros traits, mais s’éloignait de Boudu à vive allure, quant à Gaby Morlay, elle correspondait mal à l’idée qu’on pouvait se faire de cette Baucis d’un nouveau genre. Plutôt qu’un coup pour rien, ce fut un coup d’épée dans l’eau.

Désormais l’œuvre de Decoin s’accomplira sans encombres. Deux ou trois films par an qui lui permettent de passer avec éclectisme du drame à la comédie, d’aller dans diverses directions à sa fantaisie, et de toucher à tout sans s’attacher à rien. Travailleur infatigable, il va continuer à bâtir des scénarios, à écrire des dialogues, à participer à des œuvres collectives – qui ne sont pas des chefs-d’œuvre – comme La Française et l’amour ou Secrets d’alcove. Vie sans surprises ! plutôt qu’à sa chronologie, attardons-nous à son catalogue.

Deux films avec Louis Jouvet qui, à ce moment-là, tournait un peu n’importe quoi pourvu que le dialogue fut d’Henri Jeanson. Les « mots », les sarcasmes les aphorismes de Jeanson, dits avec l’accent de Jouvet, prenaient une certaine saveur que l’on disait alors incomparable – mais qui s’est éventée assez vite d’autant que cette forme d’esprit mécanique et à répétitions, répartie également chez tous les personnages, devient rapidement fatigante parce qu’envahissante – et finit par exaspérer plus que séduire. Jean Dréville dans Copie conforme avait offert aux spectateurs du samedi soir un Jouvet en plusieurs exemplaires, tous reconnaissables aux tics de l’interprète, et aux acrobaties dialoguées de Jeanson ; Entre onze heures et minuit use aussi d’un subterfuge. Jouvet, inspecteur de police, enquête sur l’assassinat d’un trafiquant. Or, la victime lui ressemble comme un sosie. A partir de ce point de départ, Decoin a réalisé un film des plus bavards, dont la ligne est simple -, l’inspecteur se faisant passer pour le mort – et le dénouement improbable – l’enquête amène à soupçonner, puis à confondre une élégante directrice de maison de couture, qui s’était éprise du truand. Sans grand intérêt, comme sans invention, mise à part l’introduction avec l’évocation humoristique des sosies, alourdi de personnages secondaires mal définis et d’une verve un peu laborieuse, Entre onze heures et minuit n’occupe qu’une place infime dans les filmographies respectives de Jouvet et de Decoin.

Beaucoup plus intéressant, et, en tout cas, beaucoup plus valable : Les Amoureux sont seuls au monde. Ce fut une entreprise des plus soignées. Le film comportant une importante partition, on chargea Henri Sauguet de la composer. Il écrivit aussi bien une symphonie qu’on entend exécuter au cours de la scène de bravoure, qu’une chansonnette populaire, donnant son titre au film, et qui eut son heure de succès. Les défauts habituels de Jeanson – des répliques au crépitement incessant qui font mouche à tout coup – sont compensés par quelques heureuses trouvailles : pas tellement celle de la scène du début – où le grand compositeur et son épouse revivent le passé dans une guinguette abritant un mariage, et durant laquelle on découvre progressivement les liens et l’amour qui les unissent – qui mériterait de figurer dans une anthologie de Jeanson, mais la séquence parodique dans une salle de cinéma qui stigmatise les méfaits du doublage, ou l’agencement de l’intrigue elle-même avec la mise en cause des hebdomadaires à sensation. Pour le reste il s’agit de faire pleurer Marqot ! Jouvet, compositeur de renom, adore toujours Renée Devillers sa femme. Il rencontre une élève admirative, s’en éprend. Les méchants critiques et la mauvaise presse brodent sur le thème, s’en donnent à cœur joie, assassinent le bonheur de Jouvet et finissent par tuer vraiment Renée Devillers. Toutes ces scènes très sentimentales, avec parfois des accents à la Mimi Pinson. Film mis en scène avec une aisance parfaite par Decoin qui sut faire culminer l’intérêt avec « les prises de vue de la salle de concert suivant le triangle habituel, mais accordant plus d’importance au parterre où un dialogue chuchoté fait progresser l’action qu’à la scène où il ne se passe rien en somme que de très banal », procédé qui avait déjà été illustré dans Un Revenant de Christian Jaque.

Louis Jouvet, détendu, nuancé, mûrissant, donc mélancolique, glorieux mais vulnérable, allait, de son pas souverain vers un dénouement qu’on avait voulu double (comme celui de La Belle équipe) : méditation devant le corps de sa femme, nouveau départ avec l’épouse finalement triomphante et magnanime. Dans les deux cas, il restait l’impérial Monsieur Jouvet. [Anthologie du cinéma – Decoin par Raymond Chirat (Avant-Scène du cinéma, 1973)]



LE CAFÉ DU CADRAN – Henri Decoin (1947)
Nombreux furent les films pour lesquels Decoin fut qualifié de « superviseur », sans qu’il soit possible d’établir son rôle exact de manière plus précise. Ce sera notamment le cas des deux films réalisés par sa fidèle collaboratrice, Andrée Feix, en 1946 et 1947 Pour Le Café du cadran, le témoignage de Bernard Blier, semble formel : si Jean Géhret en est crédité comme le réalisateur, Blier assure que celui-ci fut en fait l’œuvre de Decoin.

NON COUPABLE – Henri Decoin (1947)
Le docteur Ancelin, ivrogne invétéré, tue accidentellement un motard. Réussissant à camoufler le crime en accident, il décide cette fois de commettre un vrai crime en tuant l’amant de sa femme. Resté non découvert, il persiste dans la voie meurtrière en tuant sa femme. Il finit, par orgueil, par s’accuser des crimes, mais la police l’éconduit. Il se suicide, sans que son « génie » criminel soit reconnu. À l’énoncé, on pouvait effectivement craindre le pire…

ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT – Henri Decoin (1949)
Alors que l’inspecteur Carrel enquête sur le meurtre d’un avocat véreux, un nouveau cadavre est découvert, celui d’un certain Vidauban, truand de profession. Carrel réalise qu’il est le parfait sosie du mort, au point qu’une connaissance de Vidauban le prend pour lui. Se faisant passer pour ce dernier, l’inspecteur en profite pour s’introduire auprès de ceux qui connaissaient le malfrat…


HENRI DECOIN : UN FIS D’AMÉRIQUE
Henri Decoin promenait un regard vif et intéressé sur les méthodes de travail américaines. Déjà, au temps de la U.F.A. et des studios de Neubabelsberg, il était séduit par cette organisation bien huilée du travail d’équipe qui aboutit à la perfection technique. Il s’ingénie à saisir également le tour de main, les secrets de fabrication, qui, assimilés, digérés, donnent aux films cette sensation euphorique de mécanique admirablement réglée, de fini, de poli. On pourra constater, dès son retour en France, qu’il saura appliquer intelligemment à la production française, le fruit de ses observations.

HENRI DECOIN : CÉSAR À L’HEURE ALLEMANDE
Les Inconnus dans la maison obtint un très beau succès. La publicité s’établit sur le nom de Raimu, regagnant les studios parisiens – à contre-cœur, semble-t-il – comme l’a prouvé ensuite le jeu du chat et de la souris qu’il mena avec les agents allemands de la Continental, mais aussi sur les tendances sociales de l’œuvre axées sur les problèmes de la jeunesse. Tout cela était déjà en puissance dans le roman de Simenon, cependant, à la sortie des Inconnus, un journal corporatif insistait dans son compte rendu sur le fait que « pour la première fois, le film soulève au cours d’une scène capitale, le problème de l’éducation morale de la jeunesse et de la responsabilité des parents ainsi que de la trop longue négligence des pouvoirs publics.»

HENRI DECOIN : FOLIE DOUCE ET CAS DE CONSCIENCE
Entre Les Inconnus dans la maison et Le Bienfaiteur, Henri Decoin, pour le compte de la Continental avait essayé de revenir à la formule enjouée et sentimentale qui avait fait la fortune de Premier rendez-vous. Il rassembla quelques jeunes acteurs qui ne demandaient qu’à s’épanouir : François Perier, Paul Meurisse, Ceorges Rollin, autour de Juliette Faber, dont le registre restait singulièrement limité. Cela s’appela Mariage d’amour et fut un échec retentissant, prévu par le metteur en scène lui-même qui, en dernier ressort, refusa de signer le film.


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