Une nouvelle fois, Decoin et ses producteurs misent sur l’importance des moyens accordés pour cette superproduction à la française : près de 300 millions de francs de l’époque, la couleur (encore argument publicitaire) et l’écran large. On annonce Marlène Dietrich, ce sera Zizi Jeanmaire ; Robert Hirsch, ce sera Pierre Mondy. Quant à Eddie Constantine, il s’est imposé dès son second film, La Môme vert-de-gris (Bernard Borderie, 1953), dans le rôle nonchalant et parodique de Lemmy Caution, agent du FBI lymphatique et plutôt porté sur la boisson et les jolies filles que sur l’efficacité de ses enquêtes. Depuis lors, il a enchaîné les succès dans des films faits sur mesure pour son français – disons – hésitant et sa personnalité – disons – désinvolte : Les Femmes s’en balancent (Bernard Borderie, 1953) ou Je suis un sentimental (John Berry, 1955) remplissent les salles, et la production ne doute pas qu’il en soit de même avec un film qui, d’une certaine manière, raconte la vraie vie de Constantine : ancien choriste à Broadway, ancien cascadeur à Hollywood, ami de Joan Crawford et de John Garfield, débarqué en France en 1949 dans Les Valises d’une danseuse, partenaire de Piaf sur scène dans La P’tite Lili, bref, artiste complet même si, quand il danse, par exemple, il atteint assez rapidement ses limites artistiques.


Rien de tel bien sûr pour Zizi Jeanmaire, auréolée du prestige de ses compositions hollywoodiennes (notamment dans Hans-Christian Andersen et la danseuse, Charles Vidor, 1952) qui, dans des ballets composés pour elle par son mari Roland Petit, surclasse aisément son partenaire : « L’Hiver », « Rue et bar », mais surtout « La Croqueuse de diamants » où Zizi n’a pas son pareil pour chanter du Queneau : « Je suis une croqueuse de diamants, les diamants c’est ma nourriture ». Bien sûr, on lorgne du côté du Gentlemen Prefer Blondes de Hawks (1953) et sa chanson fétiche, »Diamonds are the girls best friends ». Ce n’est pas la seule occasion de penser à la comédie musicale américaine, à laquelle Folies-Bergère fait clairement référence, entre copie et hommage, entre imitation et inspiration. Le scénario se veut proche de certains opus de Minnelli, Sidney ou Stanley Donen : les amours contrariées de Bob Wellington, marin en bordée devenu chanteur de cabaret et de Claudie, danseuse puis star aux « Folies-Bergère ».


Le scénario, bâti en fonction des vedettes, mobilisa Jacques Companeez, habile à faire flèche de tout bois, André et Georges Tabet, Henri Decoin y apporta son savoir-faire, et, surtout s’employa à lier toutes ces composantes pour en faire le spectacle somptueux, chatoyant, lascif et endiablé que le public était en droit d’attendre. Le scénario, conventionnel mais bien fignolé, offrait l’avantage de faire intervenir des acteurs, au talent connu : Nadia Gray, en commère de revue dont le personnage s’inspirait sans doute de quelques excentricités de Mistinguett ; Yves Robert en copain dévoué ; Pierre Mondy en régisseur modèle. Claudie est danseuse aux Folies Bergère. Bob Wellington, soldat américain, la rencontre, l’adore, et, à cause d’elle reste à Paris. Le démon de la danse fait gravir à Claudie les échelons du succès, Bob se défend moins bien dans les exhibitions en province. Surviennent là-dessus des disputes et des brouilles jusqu’au jour de la première. Là, Claudie remplace sa perfide rivale, et Bob, qui avait fait ses classes, sinon ses preuves, revient à ses premières amours dans l’enchantement du final de la revue.


Le début du film, avec la longue balade nocturne dans les rues reconstituées de Paris de Bob et de Claudie, évoque irrésistiblement On the Town (Un Jour à New York) de Stanley Donen et Gene Kelly (1949), tout comme la chanson de Bob « Je suis – Tu es » rappelle une scène fameuse d’Un Américain à Paris dans laquelle Gene Kelly s’essaie, lui, à apprendre l’anglais à des titis parisiens. Par la suite, la beauté des chorégraphies, des costumes et des décors compense mal l’enlisement patent de « l’action », réduite à sa plus simple expression jusqu’au dénouement. Dans le musical les morceaux chantés et dansés participent de l’action, font avancer le récit et les personnages. Rien de tel ici où, prisonnier de la scène des « Folies », Decoin, sans doute plus qu’aidé par Roland Petit, se contente de mettre soigneusement au point une perfection plastique parfois très kitsch, sans que l’on sache trop si c’est volontaire. A cet égard, le ballet construit autour de « Paris reine du monde » est un must, où l’on voit Eddie Constantine esquisser quelques pas de danse, entouré de superbes créatures en maillot de bain vert pomme et fausses plumes, avant que Zizi ne l’éclipse, dans un fourreau orange des plus improbable, orné d’un magnifique « truc en plumes » blanc.


Difficile, dès lors, de faire la fine bouche. À qui sait jouer du second degré, le film est un régal pour l’œil et l’oreille, plaisant, émoustillant même, plus proche des Ziegfeld Follies que d’Arthur Freed, mêlant la grande tradition française (cabarets, java, gouaille à la Piaf de Zizi) avec le dynamisme, l’enthousiasme américain, auxquels, à vrai dire, Eddie Constantine apporte plus de velléités que de réussite effective. On bouderait à tort son plaisir : apprécier Zizi Jeanmaire dans la « robe araignée » qu’elle arbore dans le final est un plaisir en soi.


On s’étonne donc, dans cet augure plutôt flatteur, de découvrir un Decoin plutôt amer interviewé par L’Express au tout début du tournage du film : « Henri Decoin sait parfaitement ce qu’il tourne : un « show business ». Le « qu’en dira-t-on ? » ne l’excite plus : «J’ai tourné une fois un bon film, La Vérité sur Bébé Donge ; la critique m’a massacré. Deux ans plus tard, elle encensait mon Razzia sur la chnouf, cette plaisanterie purement commerciale. Tous les acteurs et les techniciens savent d’ailleurs très bien ce qu’ils font, et, hier soir, à la projection des premiers rushes, ils camouflaient leur indifférence derrière des « Que c’est joli ! » qui ne veulent strictement rien dire et sont les pires compliments que l’on puisse foire à un film. Je filme des ballets pour la première fois. J’ai appris en allant voir des films américains, encore des films américains. Ça me changeait. J’adore changer. Il faut avoir le talent de M. René Clair pour tourner toujours la même chose». [Henri Decoin – Bibliothèque du film – Durante – Collection Ciné-Regards (2003)]







Folies-Bergère demeure avant tout le triomphe de Zizi Jeanmaire qui ne fut jamais mieux servie que dans ce film : Freddy Buache se fait lyrique en la voyant : « Zizi ! il faut que j’en dise un mot… Elle est merveilleuse actrice autant que danseuse. Elle possède une intelligence corporelle (Ah ! que ses épaules sont spirituelles) qui lui permet de jouer toute la gamme des attitudes. Aussi superbement gouailleuse que Mistinguett, délurée autant qu’Arletty, elle peut subitement se transformer en petit animal apeuré. Elle chante et mime la croqueuse de diamants avec une aisance foudroyante ; elle est pétillante dans les frous-frous emplumés, ravissante en robe de cocktail, émouvante en trench-coat. Et toutes ces qualités nous les retrouvons dans sa manière de servir les chansons. A elle seule, elle vaut le déplacement. »


Oui, certainement, à condition d’admettre que dans son écrin de plumes, d’or, de fanfreluches et de paillettes, Decoin a su particulièrement la mettre en valeur. La présence d’Eddie Constantine, en revanche, gêne plutôt le metteur en scène et l’embarrasse pour rythmer certains tableaux : chanteur moyen et mauvais danseur, I’ex-Lemmy Caution fait souvent tomber le voltage du film. Le scope et le Technicolor servent le propos, une sorte de timidité par rapport à la caméra dont Decoin pourtant savait se servir lui nuit. On souhaite et on réclame l’entrechat des prises de vues au cœur même du ballet, des pirouettes d’appareil, un mouvement continuel, une animation exacte, on assiste un peu trop souvent à une représentation vue du premier rang des fauteuils. Devoir soigné à quoi manquent, sinon la virtuosité, du moins un certain enthousiasme. [Anthologie du cinéma – [Decoin par Raymond Chirat (Avant-Scène du cinéma, 1973)]



L’histoire
Bob Wellington (Eddie Constantine), en bordée à Paris, tombe amoureux de Claudie (Zizi Jeanmaire), danseuse aux Folies-Bergère. Tandis que Bob est condamné aux tournées de province, Claudie poursuit sa carrière à Paris. Grâce à Philippe Loiselet (Jacques Castelot), elle fait ses débuts au cinéma. Bob revient a Paris, et croit que Claudie le trompe avec Loiselet. Ils se fâchent. Bob est remarqué par la vedette de la revue des Folies, Suzy. Mais l’amour finira par triompher, et Claudie par devenir star aux Folies-Bergère.

Petit sur grand écran
Suite au succès new-yorkais de leurs spectacles Carmen et La Croqueuse de diamants, Roland Petit et Zizi Jeanmaire s’envolent en 1952 pour Hollywood. Zizi tient en effet l’un des rôles principaux de la comédie musicale Hans Christian Andersen et la danseuse, dont Petit signe (et danse) l’un des numéros. Ce dernier compose ensuite des chorégraphies pour deux films de Leslie Caron, qui se trouve être une ancienne danseuse de sa compagnie : The Glass Slipper (La Pantoufle de verre), et Daddy Long Legs (Papa Longues jambes), pour lequel il met au point le long numéro qui entraîne l’héroïne à Paris, Hong Kong et Rio. Salué pour ce morceau de bravoure, Roland Petit se voit confier l’année suivante deux numéros dans Anything Goes, comédie musicale adaptée d’un spectacle de Cole Porter, et dans laquelle Zizi Jeanmaire côtoie Bing Crosby, Mitzi Gaynor et Donald O’Connor. De retour à Paris, le chorégraphe met égaIement en scène les numéros de son épouse dans deux films d’Henri Decoin, Folies-Bergère et Charmants garçons. Après quoi il fait sa dernière incursion au cinéma en 1960 pour Les Collants noirs, film de Terence Young interprété par trois danseuses mythiques : la Française Zizi Jeanmaire, la Britannique Moira Shearer et l’Américaine Cyd Charisse.
Programme musical (sélection)

HENRI DECOIN : UN FIS D’AMÉRIQUE
Henri Decoin promenait un regard vif et intéressé sur les méthodes de travail américaines. Déjà, au temps de la U.F.A. et des studios de Neubabelsberg, il était séduit par cette organisation bien huilée du travail d’équipe qui aboutit à la perfection technique. Il s’ingénie à saisir également le tour de main, les secrets de fabrication, qui, assimilés, digérés, donnent aux films cette sensation euphorique de mécanique admirablement réglée, de fini, de poli. On pourra constater, dès son retour en France, qu’il saura appliquer intelligemment à la production française, le fruit de ses observations.

HENRI DECOIN : CÉSAR À L’HEURE ALLEMANDE
Les Inconnus dans la maison obtint un très beau succès. La publicité s’établit sur le nom de Raimu, regagnant les studios parisiens – à contre-cœur, semble-t-il – comme l’a prouvé ensuite le jeu du chat et de la souris qu’il mena avec les agents allemands de la Continental, mais aussi sur les tendances sociales de l’œuvre axées sur les problèmes de la jeunesse.

HENRI DECOIN : FOLIE DOUCE ET CAS DE CONSCIENCE
Entre Les Inconnus dans la maison et Le Bienfaiteur, Henri Decoin, pour le compte de la Continental avait essayé de revenir à la formule enjouée et sentimentale qui avait fait la fortune de Premier rendez-vous. Il rassembla quelques jeunes acteurs qui ne demandaient qu’à s’épanouir : François Perier, Paul Meurisse, Ceorges Rollin, autour de Juliette Faber, dont le registre restait singulièrement limité. Cela s’appela Mariage d’amour et fut un échec retentissant, prévu par le metteur en scène lui-même qui, en dernier ressort, refusa de signer le film.

HENRI DECOIN : MALDONNE
Après la Libération s’ouvre devant le responsable des Inconnus dans la maison, une période trouble et incertaine. Il lui faut faire la preuve que, pendant les quatre années écoulées, son activité de résistant a heureusement et abondamment prouvé que la collaboration à la Continental ne fut qu’un épisode malencontreux – mais relativement court.

HENRI DECOIN : LA VIE À DEUX
Au départ, La Vérité sur Bébé Donge n’eut pas la critique qu’on pouvait en attendre, et le succès en dépit des têtes d’affiche fut seulement honorable. Présenter Gabin en vaincu, Darrieux en victime justicière, c’était, peut-être, aller trop carrément à l’encontre des idées établies chez le spectateur.

HENRI DECOIN : SANG ET OR
Il faut éviter avant tout de se référer à l’histoire de Mathilde Carré, dite la Chatte, agent de l’Abwehr, alias « Micheline », alias « la dame au chapeau rouge », alias « Victoire » selon les différents réseaux, condamnée, traînée de prison en prison, graciée finalement. Les deux films de Decoin: La Chatte et La Chatte sort ses griffes prennent toute distance à ce sujet. « Il ne peut être question de retrouver dans ce film la personne qui a défrayé la chronique » lit-on en fin de générique. On joue sur un titre raccrocheur, l’opinion ayant été sensibilisée par les équivoques aventures de Mathilde Carré.
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LE CHARME VÉNENÉUX D’AUTANT-LARA (7/10)
- L’ESSOR DE LA COMÉDIE À L’ITALIENNE
- RIO BRAVO – Howard Hawks (1959)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – L’HOMME AU PIÉDESTAL (6/10)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – CALVACADES ET PÉTARADES (5/10)
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Catégories :La Comédie musicale
