Il existe à trente kilomètres de Nîmes un étrange cimetière…Sur les tombes, on peut y lire des noms aux consonances bizarres : des Gonzalès, des Ascinion, des Vargas… Sous ces dalles reposent des cadavres fantômes. Ce cimetière est le dernier vestige d’un tournage qui eut lieu à cet endroit en 1950 et 1951. Un tournage dont il reste 150 minutes sur pellicule intitulée Le Salaire de la peur. Son réalisateur, Henri-Georges Clouzot, fit construire ce cimetière, fit édifier ces tombes, fit graver sur chacune des noms et des dates imaginaires pour les besoins de quelques plans du film qui ne totalisent pas une minute de projection … Tout le perfectionnisme de Clouzot, le souci permanent du détail vrai, la volonté obstinée d’ancrer son œuvre dans le réel le plus concret sont intégrés à ces quelques dalles de pierre qui s’effritent sous le soleil de Provence.
Le cinéma de Clouzot, ce fut avant tout cela : une conscience professionnelle légendaire, exceptionnelle. Tout chez lui fut soumis à cette même détermination patiente, lucide et rigoureuse. Clouzot est sans aucun doute le seul cinéaste de sa génération à avoir porté ce souci pointilleux de création à un point de perfection difficilement comparable. Et son œuvre demeure particulièrement représentative d’une certaine forme de cinéma « à l’ancienne mode »…
Comme de surcroît, il sut avec un rare bonheur allier la volonté créatrice la plus intransigeante et les recherches novatrices les plus hardies à la réussite commerciale et à une certaine audience auprès du public populaire, on conçoit que l’héritage qu’il nous laisse mérite une analyse attentive.
Dense, éclectique, son œuvre englobe aujourd’hui une époque du cinéma français et de son évolution avec toutes les apparences du classicisme … [Roland Lacourbe – L’Avant-scène Cinéma – avril 1977]
Le « cinéma des autres ».
Henri-Georges Clouzot voit le jour à Niort le 20 novembre 1907. Sa famille veut faire de lui un officier de marine. Il prépare l’École navale de Brest. Mais une myopie prononcée de l’œil gauche contrecarre ce projet. Par goût, il se tourne alors vers la diplomatie en étudiant le droit et les sciences politiques. Son manque de fortune lui fermera les portes d’un avenir politique. Il obtient néanmoins sa licence de droit.
Clouzot s’oriente ensuite vers le journalisme et la chansonnette, et se fait très vite remarquer dans le Paris de la fin des années Vingt : secrétaire d’un député de l’Union Républicaine Démocratique, Louis Marin, puis d’un chansonnier célèbre de l’époque, René Dorin, il devient chroniqueur d’un quotidien, Paris-Midi, et entre dans l’industrie cinématographique un peu malgré lui en 1930. A la suite d’une entrevue avec le producteur Adolphe Osso qui lui confie un travail. Pour voir. Le découpage d’un scénario d’Arthur Bernède oublié aujourd’hui. Sa vie est dès lors toute tracée…
Durant dix ans, il apprend son métier d’homme de cinéma. Il assiste Carmine Gallone (Ma Cousine de Varsovie) écrit une adaptation (Un Soir de rafle). Son travail donne satisfaction. Osso l’envoie à Berlin pour seconder Anatole Litvak et diriger les versions françaises des films de Jean Kiepura (La Chanson d’une vie, Tout pour l’amour). Il travaille avec Geza von Bolvary sur l’un des premiers films de Danielle Darrieux (Château de rêve). Il avait entretemps réalisé un court métrage en 1931, La Terreur des Batignolles. Les engagements se succèdent sans grand éclat. Il fait, selon sa propre expression, le « cinéma des autres ». Un cinéma de routine, bien ancré dans son temps. Absolument indigeste aujourd’hui. Il faut être un fanatique de cette époque sur le plan sentimental ou historique pour supporter maintenant les 85 minutes de Château de rêve, cette « comédie charmante » de 1933 !
Mais après une douzaine de participations (assistanat, adaptations, dialogues, lyrics), en 1934, Clouzot doit s’exiler : sa santé délicate lui joue déjà des tours. Pleurésie purulente… Et ce sont pour lui 1470 jours d’immobilisation sur un lit.
Quatre années de silence et d’inaction. Mais aussi quatre années de culture : les mois passés sur les plateaux, la rencontre avec la technique du cinéma, les premiers contacts avec les comédiens, le travail d’écriture se décantent dans l’esprit du futur cinéaste. Et ses aspirations se concrétisent aussi avec plus de discernement. « Il n’y a pas d’exemple, écrit François Chalais, qu’un être condamné à demeurer allongé pendant plusieurs années n’y ait gagné dans le domaine de la vie intérieure. »
D’hôpitaux en sanatoriums, Clouzot lit. C’est de cette époque que date la véritable culture littéraire à la base de ses préoccupations : Proust, Diderot, Stendhal, Balzac, Montaigne. Et aussi Corneille, Racine, Molière, Chateaubriand. Et encore les poètes : Poe, Cocteau, Ronsard, Baudelaire, Valéry.
1938. L’épreuve est finie. Rentrée au cinéma. Déjà, le ton change : Clouzot n’écrit plus sur commande, mais opère un semblant de choix. L’adaptation et les dialogues du Révolté, un « véhicule » pour lancer un nouveau visage, René Dary. Un prétexte à bonne morale et beaux gestes : le rachat d’un mauvais garçon un peu tête brûlée qui comprendra à temps – il n’a pas mauvais fond – la grandeur de servir le drapeau… C’est puéril et risible aujourd’hui ; ça l’était sans doute à l’époque pour certains esprits frondeurs. En tout cas, c’est une belle série de confrontations dialoguées entre le révolté René Dary et l’amiral Pierre Renoir.
Puis, c’est une adaptation du Duel, la pièce de Henri Lavedan qu’il concocte avec la complicité de son ami Pierre Fresnay et que ce dernier réalisera… « C’est lui qui de toute ma vie m’a le plus aidé », dira-t-il. Et aussi Le Monde tremblera, connu également sous le titre La révolte des vivants, qu’il adapte d’un roman de Charles-Robert Dumas et Francis Didelot, La Machine à prédire la mort. L’une des rares incursions de qualité du cinéma français de l’époque dans ce que l’on appelait déjà aux États-Unis la Science-Fiction… Une analyse logique et méticuleuse des conséquences de l’invention d’un savant : sur simple consultation, chacun peut connaître la date exacte de sa mort. Le résultat est un désastre : suicides collectifs, fermetures d’usines, manifestations, troubles, chômages… On rêve d’un tel scénario réalisé avec des moyens suffisants. Le film est néanmoins une réussite honorable par la valeur exceptionnelle de son intrigue. [Roland Lacourbe – L’Avant-scène Cinéma – avril 1977]
La guerre éclate alors qu’il travaille à un projet de film avec René Lefèvre, Les Gardiennes, d’après un roman d’Ernest Pérochon. Tout est bouleversé. Sa mauvaise santé lui épargne la mobilisation. Mais l’industrie du cinéma tourne à vide. En attendant, Clouzot tâte un peu de la radio chez André Gillois. Il s’essaie aussi au théâtre : sa pièce La Belle Histoire, jouée au théâtre de la Madeleine par René Dary, est un four… Un autre de ses textes On prend les mêmes, en un acte, marque au Grand Guignol, les débuts de Daniel Gélin. Clouzot a également écrit une tragédie, Le Mur de l’ouest. Il en a confié le manuscrit à Louis Jouvet, mais ce dernier l’a perdu.
Puis, c’est l’exode, la défaite, l’Armistice, l’Occupation. Un embryon de cinéma français se réforme. Clouzot y a naturellement sa place. De nouvelles adaptations désormais célèbres vont voir le jour : Le Dernier des six, d’après Six Hommes morts, de Stanislas-André Steeman, Les Inconnus dans la maison, d’après Georges Simenon. Déjà, la « patte » d’un même homme se ressent dans ces adaptations très libres de romans réputés et derrière les réalisations un peu impersonnelles de Georges Lacombe et Henri Decoin. Un fait est révélateur : ces deux films comptent parmi les meilleures réussites des deux cinéastes.

Le film de Decoin est l’occasion de brosser le portrait aigre d’un avocat déchu et alcoolique, admirablement incarné par Raimu. La plaidoirie qui clôture le drame fournit au comédien l’occasion d’une brillante prestation. Le film de Lacombe introduit au cinéma le personnage du commissaire Wens, héros des romans de Steeman, flanqué pour le cinéma d’une maîtresse impossible, Mila-Malou, incarnée par une jeune chanteuse débutante, Suzy Delair.
Suzy Delair, Clouzot l’a rencontrée alors qu’elle tournait un bout d’essai pour Le Révolté en 1938. C’est lui qui l’a orientée vers le tour de chant. Elle demeurera durant sept années l’un des grands amours de sa vie, et c’est grâce à l’appui toujours vigilant de Pierre Fresnay qu’il parviendra à la faire débuter au cinéma.
Le style de Clouzot est déjà dans ce court échange de répliques : net, bref, incisif et plein d’humour. C’est du dialogue tel qu’en écrira Henri Jeanson durant vingt ans sans cette prédilection pour les mots d’auteur. Dans les dialogues de Clouzot, il y aura aussi, surtout, cette spontanéité retrouvée après la maitrise de la technique, cette authenticité, et surtout, fait plus rare, une « personnalisation » dans les échanges de répliques. La personnalité des protagonistes transparaît dans leur manière de s’exprimer. [Roland Lacourbe – L’Avant-scène Cinéma – avril 1977
Premier départ
Et c’est enfin l’entrée de Clouzot dans la corporation des auteurs complets de cinéma avec la réalisation d’un film appelé à une gloire modeste mais constante, L’Assassin habite au 21. Une nouvelle adaptation de Steeman. Un « policier » bien classique, traditionnel, sans intentions sous-jacentes, un divertissement. Occupation oblige… Mais quel divertissement ! La trame de l’intrigue, excellente, est bouleversée, remaniée, agressée, pensée littéralement cinéma. Dès la première séquence, un long mouvement de travelling dans un décor de rue la nuit, accompagne René Génin, première victime du tueur qui signe « Monsieur Durand ». Avec quelques essais de caméra subjective, procédé habile et judicieux pour masquer l’identité du coupable. Et aussi pour faire entrer de plain-pied le spectateur dans l’intrigue et le monde magique de l’écran. Dès cette première introduction, Clouzot impose l’une de ses marques de fabrique essentielles : prendre le spectateur par surprise et le faire pénétrer d’emblée dans le cœur du sujet, sans détour. Mais le cinéma français du moment n’est pas encore libéré de la convention théâtrale. Et Clouzot gardera longtemps ce goût des scènes jouées, cette conception des rôles pensés pour de grands comédiens. Ses détracteurs ne se lasseront pas de le lui reprocher au cours de sa carrière.
Ici, le grand comédien, c’est son ami Pierre Fresnay qui tient tout naturellement le rôle du commissaire Wens dans cette seconde aventure cinématographique, suite directe du Dernier des six. Et Suzy Delair reprend, tout aussi naturellement, son personnage farfelu de Mila-Malou. Rien d’autre à dire de ce film si ce n’est que son découpage sera cité en exemple durant des années dans les cours de réalisation de l’I.D.H.E.C.

Avec Le Corbeau qu’il tourne l’année suivante, en 1943, c’est autre chose. Clouzot s’y révèle déjà turbulent… On n’a pas idée, en pleine Occupation, de s’attaquer au fléau des lettres anonymes et à la délation ! L’idée de départ fut inspirée à Louis Chavance, l’auteur du scénario original, par une affaire d’anonymographie ayant eu pour théâtre la ville de Tulle, en 1923. Le criminologiste Edmond Locard, expert en graphologie, avait démasqué la coupable, une jeune fille de bonne famille, Anqèle Laval, au cours d’une longue dictée à laquelle avaient été soumis divers suspects. 3 000 lettres avaient ainsi bouleversé la ville. 3 000 lettres qui n’avaient naturellement pas pu être toutes écrites par la même main. Le film, on le voit, a plus d’un rapport avec la réalité.
Mais sous le spectaculaire prétexte policier, ce qui intéresse Clouzot, c’est la possibilité d’une analyse au scalpel des rapports entre les habitants d’un petit village : les notables, les petites gens, les malades, les abandonnés, les riches et les pauvres. Et, en liaison avec tous ces groupes admirablement campés en quelques séquences nettes et incisives, le docteur Germain. Un être déchiré par la vie, solitaire, pessimiste, amer, mais révolté par l’hypocrisie de la nature humaine, sa bassesse et l’injustice. Un personnage qui ressemble beaucoup à Clouzot… Le principal suspect aussi. Et qui, pour se disculper, devra mener sa propre enquête. Un film qui dérange donc. Mais la société, si efficacement fustigée, se vengera…
Le film sort au plus fort de la guerre, en octobre 1943. C’est un triomphe public immédiat. Mais un article – anonyme – paru dans un journal clandestin de la zone libre, va jeter le discrédit sur l’œuvre : le film, y apprend-on, aurait été projeté en Allemagne sous le titre offensant d’« Une petite ville française »… Belle arme pour l’occupant. Un cinéaste français s’attaquant lui- même aux tares sociales de son pays ! Mais comme l’écrivent si justement Raymond Bellour et Francis Lacassin : « Clouzot et Chavance n’avaient pu brosser avec préméditation le tableau calomnieux d’une petite ville française… Celle-ci existait déjà : elle s’appelait Tulle. » Par allleurs – est-il besoin de le préciser ! – l’affirmation est inexacte : les Allemands, jugeant Le Corbeau « immoral et déprimant », avaient tout simplement refusé de l’exploiter.
Mais « l’Affaire du Corbeau » ne s’arrête pas là… La réaction des intellectuels tarde à venir. Elle éclatera avec virulence à la Libération… Les Commissions d’épuration ne se comptent plus à cette époque. Et leur jugement est sans appel. Le Corbeau « type même d’une propagande antifrançaise soigneusement enveloppée », a terni l’honneur de la France occupée ; il a transmis à l’étranger une image honteuse, déformée, déprimante, scandaleuse. Comme si le drame du Corbeau était uniquement possible en France !
Le résultat : durant vingt ans, Le Corbeau sera un film maudit, invisible, montré sous le manteau ou quelques rares fois à la Cinémathèque. Il faudra attendre 1969 pour le voir affiché de nouveau aux frontons des cinémas ! Mais à cette date, le cinéma se sera permis d’autres audaces formelles ou dialectiques… Et l’œuvre sans concession de Clouzot et Chavance en paraîtra édulcorée, amoindrie.
A la fin de la guerre, on fait comprendre à Clouzot qu’il est indésirable dans le cinéma français. En 1943, Clouzot avait quitté la firme Continental, une société allemande de production de films français, en claquant la porte à la suite d’une violente entrevue avec son directeur, M. Greven. Et ce seront de nouveau pour lui quatre années d’inaction, de chômage. La période la plus noire de son existence. La misère, le découragement, la rancœur le mènent plus d’une fois au bord du suicide.
Une consolation toutefois : dès qu’un cinéaste étranger de quelque talent passe par Paris, il demande deux faveurs… Voir Le Corbeau uniquement projeté – sur demande – dans les caves de l’ambassade des États-Unis, et rencontrer son auteur. C’est ainsi que Clouzot aura l’honneur d’être présenté à William Wyler et Alexander Korda … [Roland Lacourbe – L’Avant-scène Cinéma – avril 1977]
Seconde chance
Et puis, à l’automne 1946, grâce sans aucun doute à l’amitié attentive de Jouvet, c’est le miracle espéré : un producteur demande à Clouzot de réaliser un film pour lui. Quelque chose de pas trop « dérangeant », Du bon « commercial »…
Clouzot cherche fébrilement. Des projets, il en a toujours. Une collaboration avec Sartre notamment. Mais pour ne pas trop bousculer le petit monde du cinéma, cette idée ne lui paraît pas judicieuse ! Refaire un « policier » ? Pourquoi pas ? Il a en mémoire un roman de Steeman – toujours lui – lu quelques années auparavant. Un policier classique encore une fois. Cela s’appelle Légitime Défense. Le titre de tournage deviendra Joyeux Noël. Clouzot écrit à Steeman en Belgique pour lui demander un exemplaire du livre qu’il a égaré. En attendant la réponse, comme il a l’intrigue bien en mémoire, il rédige le sujet en quelques heures avec l’aide de Jean Ferry.
Quelques jours plus tard, une fois le texte définitif achevé, Clouzot reçoit le livre de Steeman. Il le relit, par acquit de conscience. Pour se rendre compte que son scénario doit plus à sa personnalité propre et à ses réminiscences qu’à l’intrigue originelle. Qu’importe ? Au cinéma, il faut aller vite… Le tournage commence le 3 février 1947. Il sera terminé le 10 mai. Le film sortira sous le titre Quai des orfèvres.
Steeman se plaindra longuement des adaptations très libres de Clouzot « qui ne sera jamais un adaptateur et qui ne peut construire qu’après avoir démoli au mépris de la plus élémentaire vraisemblance et par goût de l’effet ».
Quai des orfèvres, on le sait, est l’un des films français les plus célèbres de l’immédiat après-guerre. Il obtint le prix international de la mise en scène à la Biennale de Venise 1947 qui inaugura la liste impressionnante de distinctions gagnées par les films de Clouzot dans les compétitions internationales.
Une brillante galerie de portraits d’abord. Un grand rôle pour Louis Jouvet ; mais aussi pour Bernard Blier, Simone Renant. Et une quantité de personnages pittoresques admirablement typés en quelques plans : Charles Dullin en vieillard vicieux, Larquey en chauffeur de taxi anarchiste Jeanne Fusier-Gir en dame de vestiaire cancanière, Bussières et Demange en truand et policier, Sinoël en journaliste qui en a vu d’autres…
Mais Quai des orfèvres n’est pas que cela. Ce diable de cinéaste ne peut s’empêcher de régler des comptes avec ses semblables. Cette banale histoire policière, sous la férule de Clouzot, est devenue une peinture aussi amère et violente que Le Corbeau. Dans un autre milieu ; avec un traitement subtil qui lui permettra de faire face sans coup férir aux détracteurs : l’ambiguïté.
Clouzot a passé plusieurs jours dans les locaux de la Police Judiciaire pour préparer son film. Il reconstitue cette atmosphère fiévreuse et désabusée dans quelques scènes qui restent des morceaux d’anthologie. Ses policiers, bien éloignés des stéréotypes cinématographiques, sont des hommes avec leurs grandeurs et leurs faiblesses. Surtout leurs faiblesses … Et comme si l’évocation de ce milieu ne lui suffisait pas, Clouzot s’attaque également à la corporation des artistes avec cette vision d’un petit music-hall de quartier qui fait penser au Bobino parisien des années 1950. Tous les exemplaires d’humanité montrés au cours du film participent de cette amère vision des choses et des hommes. Que la caméra s’attarde un moment sur les rangs de l’orchestre durant la représentation : les quelques spectateurs entrevus sont tous des médiocres observés avec un œil incisif, une « violence visuelle » inaccoutumés.
Mais cette fois il ne peut être question de propagande anti-française. Le propos est suffisamment ambigu, nous l’avons dit, pour que certains y voient une violente critique des méthodes policière, et d’autres une apologie de ce que l’on appelle pas encore les « forces de l’ordre ».
Quant au prétexte policier, il est fort mince, relégué au second plan ; et pour que ne subsiste pas la moindre équivoque, Clouzot nous exhibe un assassin à la dernière seconde, puisé dans la galerie des personnages de second plan, et qui n’avait pas le moindre relief !
Le succès public est encourageant. La critique est favorable. Clouzot, en un seul film, a conquis – ou reconquis… – sa place parmi les auteurs authentiques du cinéma français. Il n’y en a pas beaucoup du reste… Désormais, chaque film de Clouzot sera un événement. Salué par la critique attentive, attendu par un public impatient.
Et le film suivant est déjà un événement : « Manon Lescaut ». Ou plutôt « Manon-Clouzot », car, une fois de plus, l’adaptation qu’il écrit avec son complice Jean Ferry, est une transposition libre du roman de l’abbé Prévost (1731). Mais tout cela est un vieux problème : faut-il adapter un classique en le suivant à la lettre ? Ou prendre le propos et le retranscrire pour son temps, en recréant l’intrigue ? Le roman de l’abbé Prévost parlait de l’Amour. L’instinct d’Amour. La passion dévorante. L’attirance charnelle irrémédiable qui se fout des scandales. Et parler de l’Amour et de sa difficulté d’Être à notre époque, c’est le confronter aux problèmes aigus du temps…
L’Amour de Manon et de Desgrieux naît donc aux derniers jours de la Libération de la Normandie. Manon est une fille volage qui « sympathisait » avec l’occupant. Et Desgrieux un F.F.I. Ils s’aiment dès la première seconde et leur premier baiser passionné les surprend dans le décor délabré d’une église détruite. Avec la bénédiction d’un saint de plâtre. Ils montent à Paris et vont, dans cette métropole du trafic et du marché noir, défendre avec amoralisme et virulence la passion qui les dévore. Jusqu’au bout. Jusqu’au crime. Et jusqu’à la mort dans le désert de l’Etat d’Israël en train de naître…
On ne pensait pas que le sombre Clouzot, misogyne et misanthrope pouvait aussi savamment parler d’amour. Et son film est un vibrant poème d’amour fou. Avec un torrent d’images inoubliables et de personnages hauts en couleur. Et comme de coutume désormais, de grands comédiens qui acceptent de camper, en quelques plans dont la courte durée est une gageure, des personnages: tel Raymond Souplex, sorti fraîchement des cabarets de chansonniers, en ignoble profiteur, ou Gabrielle Dorziat en tenancière de maison close, qui accepte de prononcer cette phrase de dialogue (on ne se rend pas compte aujourd’hui combien c’était hardi et révolutionnaire !) : « Merde alors ! Quel bordel ! »
Et puis, Manon, c’est aussi la fracassante révélation d’une petite comédienne qui, le temps d’un film, vivra passionnément à l’écran, pour la seule fois de sa carrière, et grâce à la direction de Clouzot : Cécile Aubry.
Et cette phrase aussi, modèle de concision et de courage, placée dans un film, à une époque où les vérités premières ne s’énonçaient que tout bas : « Rien n’est jamais sale quand on s’aime. » [Roland Lacourbe – L’Avant-scène Cinéma – avril 1977]
Voyage au Brésil
De 1949 à 1952, période de transition riche en événements pour l’homme. Période de semi-sommeil pour le cinéaste. Un court métrage de 25 minutes d’abord dans un film collectif signé par André Cayatte, Jean Dréville, Georges Lampin et Henri-Georges Clouzot : Retour à la vie. Dans un film hétérogène et transparent, le sketch de Clouzot et Jean Ferry se distingue par sa virulence et son entêtement à vouloir expliquer la nature humaine et ses contradictions. Le Retour de Jean est un petit film exemplaire et typique de la « première manière » de Clouzot, servi par une performance exceptionnelle, comme de coutume, de Louis Jouvet. Et la présence aussi marquée d’un comédien trop mal employé : Jo Dest.
Comment devient-on tortionnaire ? Qui est tortionnaire ? Peut-on expliquer le mécanisme qui incite un bon père de famille aimant sa femme et ses enfants, à devenir un fonctionnaire de l’horreur tel qu’il y en eut des milliers dans les camps nazis ? Le court film de Clouzot et Jean Ferry est le seul, à notre connaissance, à avoir posé le problème avec intelligence, sans concession ni hypocrisie. Le Retour de Jean, au ton proprement sartrien, est une œuvre à redécouvrir…
Le film suivant est mineur. « Une erreur et le fruit d’un malentendu » : « J’avais signé un contrat pour un autre film que le Centre du Cinéma m’a déconseillé de faire. J’ai donc dû renoncer, mais des pressions se sont exercées sur moi qui m’ont obligé de faire Miquette que je n’avais pas du tout envie de tourner », H.G. Clouzot. Entretien dans Cinéma 65, (mai 1965). Adapter une comédie de boulevard de De Flers et Caillavet a en effet de quoi surprendre chez l’auteur du Corbeau. On s’interroge à l’époque sur les raisons qui ont pu motiver pareil choix. Le refus de se voir cantonner dans un genre ? « Clouzot ne veut être ni Clouzot-le-vicieux, ni Clouzot-le-vampire », explique François Chalais. Et puis aussi un pari tenu envers lui-même. Se prouver qu’on est capable de tourner une comédie, une farce remplie de sourires et de clins d’œil… Et opposer Jouvet à Bourvil… Mais Clouzot ne peut s’empêcher de nous offrir çà et là quelques appréciations personnelles, quelques tableaux de mœurs qui font sourire avec un fond d’amertume : le portrait désabusé de ces petits comédiens de province naïfs et prétentieux, abominables cabotins dont Jouvet personnifie un cas particulièrement pittoresque.
Comme toujours, l’adaptation de Clouzot a opéré un « mixage ». La pièce d’origine était située dans les années Vingt. Le film de Clouzot prend du recul, laisse voir « au second degré » si l’on peut dire. L’action reste ancrée dans son époque, mais la vision est celle de 1950 : les comportements et les mœurs sont analysés avec une acuité « moderne ». Et le film fut sans doute incompris à cause de ce décalage subtil. De toute manière, Miquette et sa mère, œuvre honorable du cinéma français de comédie, est un film mineur de Clouzot.
Film mineur, mais qui va néanmoins bouleverser la vie du cinéaste puisque c’est sur le plateau qu’il a rencontré une jeune script-girl stagiaire, fille d’un ambassadeur brésilien, Véra Amado Gibson. Le matin du 15 janvier 1950, Clouzot épouse Véra, récemment divorcée du comédien Léo Lapara, qui était apparu dans Quai des orfèvres et tenait un rôle plus important dans Le Retour de Jean.
Amoureux, heureux, comblé par le succès, Clouzot est à l’orée d’une décennie formidable pour un cinéaste : cinq films de 1950 à 1960 qui vont être cinq sommets en leur genre ; cinq événements pas seulement français mais internationaux.
En cette année 1950, les propositions affluent. De la part de producteurs français, mais également de Hollywood. Toute liberté lui est promise quant au choix du sujet, du scénario, des acteurs, des lieux de tournage, du budget même ! C’est un exemple unique dans les annales du cinéma français.
Et que fait Clouzot ? Il aime sa femme… Elle est heureuse. Elle lui parle de son pays. Il part avec elle et un groupe d’amis pour tourner sur place un documentaire. Le scénario ? Il naîtra au moment du tournage. Les événements le guideront. Simplement, le cinéaste a ce fil d’Ariane en tête : montrer au public l’envers du décor ; comment se tourne, se créé, s’édifie un film. Encore une gageure…

Hélas, « Le Voyage au Brésil » ne verra jamais le jour. Partie en avril 1950, l’équipe de techniciens rentre à l’automne sans un mètre de pellicule tournée. Véra et son mari suivent peu après. Le projet est à l’eau. Les raisons ? Un plan de tournage trop ambitieux. Des problèmes techniques insurmontables compliqués par les dimensions d’un pays dont la superficie fait seize fois la France. Mais aussi, Clouzot s’est heurté à l’administration gouvernementale. Ses intentions n’étaient pas de montrer le Brésil touristique, mais bien la réalité ethnique de tous les jours à tous les niveaux de la population… On ne pose pas un regard critique sur les anomalies sociales d’un pays étranger avec autant de facilité…
Ce voyage n’aura pas été inutile cependant. Clouzot a enrichi son expérience. Il en rapporte une connaissance du pays qu’il saura utiliser pour son prochain film. Et un manuscrit. 400 pages d’un livre à paraître en 1951. L’histoire d’une expérience vécue par Clouzot lui-même, dans les bas-fonds de Bahia, et le milieu étrange, fascinant, des magiciens et envoûteurs. Il a vu ce qu’aucun Européen n’avait pu contempler jusqu’à présent : les cérémonies initiatives dans les « Candomblés », les temples fétichistes interdits, l’égorgement rituel des coqs et des boucs, la magie noire, et ces filles possédées par les esprits, devenues… Le Cheval des dieux.
Cela n’a pas été sans risques ni épreuves, mais « le monde est à celui qui se donne un peu de mal pour lui être présenté ».
L’hiver 1950-1951. Passage difficile. De nouveau, Clouzot se heurte à des difficultés de toute sorte. Ses projets avortent les uns après les autres. Déçu, désœuvré, sans argent, Clouzot contacte son ami Jouvet et lui propose, impromptu, une adaptation cinématographique du Misanthrope avec Jouvet en Alceste et Fresnay en Philinte. On rêve de cette rencontre de comédiens sous la férule de Clouzot, dans les rôles conçus par Molière. Mais Jouvet s’estimant trop vieux, refuse. Quelques temps plus tard – voulant se racheter ? – le comédien propose à son tour au cinéaste d’écrire une adaptation théâtrale du roman de Graham Greene La Puissance et La Gloire. Clouzot est emballé par le projet. Il se ménage une liberté indispensable pour son adaptation et se met à l’ouvrage. En quatre jours, le tiers de la pièce est déjà prêt. Jouvet exulte. Les répétitions commencent aussitôt. Mais le 7 février 1951, à l’issu d’une lecture avec les comédiens, Clouzot sans y prendre garde se heurte au tempérament entier de Jouvet. C’est la rupture. Le grand homme de théâtre envoie le grand homme de Cinéma au diable. Ils ne se reverront plus qu’une seule fois, et Jouvet demeurera pratiquement muet tout au long de l’entrevue…
Mais comme toujours dans la vie de Clouzot, ces épreuves difficiles lui auront été utiles. Les jours passés à travailler sur le livre de Graham Greene complétés par les souvenirs qu’il a ramenés de ses contacts avec la population brésilienne lui permettront, le temps venu, de transcrire avec fidélité, vérisme, et sens de t’atmosphère, la vie d’un petit village d’Amérique Latine… [Roland Lacourbe – L’Avant-scène Cinéma – avril 1977]

HENRI-GEORGES CLOUZOT – Deuxième période (1952-1977)
L’hiver 1950-1951. Passage difficile. De nouveau, Clouzot se heurte à des difficultés de toute sorte. Ses projets avortent les uns après les autres. Déçu, désœuvré, sans argent, Clouzot contacte son ami Jouvet et lui propose, impromptu, une adaptation cinématographique du Misanthrope avec Jouvet en Alceste et Fresnay en Philinte.

L’ASSASSIN HABITE AU 21 – Henri-Georges Clouzot (1942)
Paris est sous la menace d’un assassin qui laisse une ironique signature : Monsieur Durand. L’inspecteur Wens découvre que le coupable se cache parmi les clients de la pension Mimosas, au 21, avenue Junot… Un plateau de jeu (la pension), quelques pions colorés (ses habitants), et la partie de Cluedo peut commencer.

LE CORBEAU – Henri Georges Clouzot (1943)
Il pleut des lettres anonymes sur Saint-Robin, « un petit village ici ou ailleurs », et, comme l’annonce le narquois Dr Vorzet : « Quand ces saloperies se déclarent, on ne sait pas où elles s’arrêtent… » Tourné en 1943 à la Continental, dirigée par l’occupant allemand, ce deuxième film de Clouzot fut honni de tous.

QUAI DES ORFÈVRES – Henri-Georges Clouzot (1947)
« Rien n’est sale quand on s’aime », fera dire Clouzot à l’un de ses personnages dans Manon. Dans Quai des orfèvres, déjà, tout poisse, s’encrasse, sauf l’amour, qu’il soit filial, conjugal ou… lesbien. En effet, il n’y a pas que Brignon, le vieux cochon, qui est assassiné dans ce chef-d’œuvre.

MANON – Henri-Georges Clouzot (1949)
« Quand l’idée de Manon s’est imposée, c’est que je cherchais une histoire sur les jeunes dans la guerre et dans l’après-guerre. C’est qu’en même temps j’avais sur le cœur certains tableaux de la Libération, c’est que l’asymétrie de l’amour de Desgrieux (Michel Auclair) à Manon (Cécile Aubry) correspondait à mes tiraillements avec Suzy (Delair), non pas comme dans le roman avec des positions… persistantes – masochisme et coquetterie – mais le manque de concordance existant. »

MIQUETTE ET SA MÈRE – Henri-Georges Clouzot (1950)
Henri-Georges Clouzot ne compte que quatre films à son actif, mais il fait déjà partie de l’élite des réalisateurs français. L’Assassin habite au 21 a été un grand succès public ; Le Corbeau bien que controversé et Quai des orfèvres méritent le qualificatif de chefs-d’œuvre. Pour de nombreux exégètes de Clouzot, Miquette et sa mère est considéré comme un passage à vide dans son œuvre.

LES DIABOLIQUES – Henri Georges Clouzot (1955)
Michel Delasalle est un tyran. Il dirige son épouse, sa maîtresse et son pensionnat pour garçons avec la même poigne de fer. Liées par une étrange amitié, les deux femmes se serrent les coudes. A coups d’images blanches comme des lames de couteaux, Henri-Georges Clouzot triture les miettes d’une histoire d’amour déchue. Impossible de comprendre comment « les diaboliques » ont pu succomber aux charmes autoritaires du directeur d’école.

LA VÉRITÉ – Henri-Georges Clouzot (1960)
Tourné en pleine « bardolâtrie », La Vérité défraya la chronique. L’ogre Clouzot allait-il dévorer la star, qu’on venait de voir rieuse dans Babette s’en va-t-en guerre ? Après En cas de malheur, d’Autant-Lara, c’était son deuxième grand rôle dramatique. Le succès fut à la hauteur du battage. Grand Prix du cinéma français, La Vérité décrocha un oscar à Hollywood.
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