Le cinéma, toujours fasciné par la grandeur du Grand Siècle, évoque Descartes, La Fontaine, Molière, Beaumarchais et Marivaux. Il admire également le panache romantique et la précision réaliste, tout en cherchant à remplacer la cadence des strophes et la vivacité du dialogue par des combinaisons d’images et de sons. Pendant l’occupation, le cinéma français, replié sur lui-même, s’épanouit en recréant un monde de rêve. Après la victoire alliée, il revient à la réalité, malgré la concurrence américaine. Les réalisateurs en vogue, tels que Clouzot, Guitry, Carné, Delannoy, Autant-Lara, Cayatte, Becker, Clément, Allégret, Decoin, Christian-Jaque, Dréville, Daquin, Lacombe, Marc Allégret, René Clair et Julien Duvivier, travaillent avec ardeur pour affirmer la prépondérance de la France dans le cinéma mondial.

[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LA MOISSON DE LA LIBÉRATION (1/10)
S’écoule l’année 1945. Le bilan de la Saint-Sylvestre surprend et inquiète. Abstraction faite des films inspirés par le conflit et l’occupation, les premiers préposés aux opérations de qualité se sont embourbés dans des histoires battues et rebattues…

[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – UNE ABDICATION FORCÉE (2/10)
Le triomphe des Enfants du paradis a marqué la carrière de Marcel Carné. Ce film, fruit de la collaboration entre Carné, Prévert, Trauner, Hubert, Thiriet et Kosma, est un pur produit de la qualité française, rendant hommage au théâtre et à la pantomime. Conscient de la difficulté de surpasser cette œuvre, Carné choisit comme prétexte un ballet, Le Rendez-vous, avec un scénario de Prévert et une musique de Kosma, bien accueilli. Prévert adapte le scénario pour Jean Gabin, de retour des États-Unis, et Marlène Dietrich, désireuse de tourner à ses côtés. L’action, concentrée en une nuit, se déroule dans un quartier appauvri et glacial de Paris, juste après la guerre.

[la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – CHACUN À SA PLACE (3/10)
La qualité, selon certains metteurs en scène, doit éviter les sujets trop actuels et acerbes. René Clair, après avoir surpris avec des aperçus d’apocalypse dans La Beauté du diable, revient à des œuvres plus légères comme Les Belles-de-Nuit. Henri-Georges Clouzot, quant à lui, est critiqué pour s’aventurer hors de son domaine de suspense, comme dans Miquette et sa Mère et Les Espions. Cependant, il excelle dans des œuvres comme Les Diaboliques et Le Salaire de la peur, où il maîtrise le suspense et l’aventure. Ses films, bien que haletants et satisfaisants, sont parfois jugés trop dérisoires, comme Manon.
Noirceur pour noirceur, il y a celle, bon teint, d’Yves Allégret. Les amours malheureuses de Dédée d’Anvers (1947) sont appréciées. Elles attisent les souvenirs d’avant-guerre, le réalisme poétique. On retrouve de vieilles connaissances : quelques filles, un taulier, un souteneur abject, des marins. Le décor du bordel familial, bien douillet, qu’embaument les bonnes odeurs de cuisine, est toujours aussi plaisant. Et puis si le drame ne surprend pas, la vision du port s’impose et le labeur des dockers et la présence des matelots. Film sombre comme on les aime, dans la stricte tradition.




La suite, toujours écrite par le même scénariste, Jacques Sigurd, épouvante. Une si jolie petite plage (1948) enduit tous les protagonistes d’une couche de méchanceté bien épaisse et les abandonne à la cruauté des destins. Des personnages-épaves se débattent et s’entrechoquent au gré des gifles du vent et des rafales de pluie. Peut-on vraiment s’attacher à ces monstres qui suffoquent dans les flaques ? De la mesure avant toute chose. Le critique Jean Fayard rédige en badinant un compte rendu de l’œuvre (du chef-d’œuvre). A la fin de chaque paragraphe, il rappelle les averses lancinantes et s’écrie avant le point final : « Ce film ne m’a pas beaucoup plu ». En soulignant le participe et en s’esclaffant. En quoi il a tort car le film, supérieurement mené et dirigé, file sans concessions. On ne peut que lui reprocher d’ouvrir une voie sans issue. En effet, Manèges (1950) renchérit et pousse les personnages aux pires paroxysmes. Il y parvient à force de virtuosité. Les excès les plus délirants sont considérés avec froideur : la construction est savante, le dialogue net, le jeu impeccable.




Est-ce l’horreur du propos qui rebute Yves Allégret ? Mis à part les désespérances de La Jeune folle (1952) au sein des convulsions irlandaises, traitées avec une énergie fiévreuse et fort mal accueillies, il s’adonne tout à coup à des romans-feuilletons (Les Miracles n’ont lieu qu’une fois, 1950), à des intrigues surannées (Nez de cuir, 1951), à des opérettes Mam’zelle Nitouche, 1953) qui déçoivent fort. En 1954, Les Orgueilleux semblent donner le signal d’un nouveau départ. On y assiste à la rencontre, dans un Mexique hostile, d’un homme et d’une femme que rien ne destine l’un à l’autre et qui resteront ensemble pour tenter de briser l’étouffante solitude du désespoir et affronter l’opiniâtre hostilité du monde. Pierre Leprohon a donc pu parler de film existentialiste : « Le sujet ne semble être là que pour poser les personnages dans un milieu déterminé, dans certaines conditions à partir desquelles ils vont se découvrir, devenir ce qu’ils ne savent pas encore qu’ils sont. »




Ni Oasis (1955), mauvaise utilisation du cinémascope, ni La Meilleure Part (1956), ennuyeuse étude sociale, ne redoublent ce sursaut. Yves Allégret s’éclipse, se dilue dans l’insignifiance. Pourtant le noir se porte toujours bien dans le cinéma français et Duvivier l’affirme. La leçon de Panique ayant porté ses fruits, il sait mieux que quiconque l’art d’enrober les pilules. L’épisode du sculpteur fou qui égorge la petite provinciale (Sous le ciel de Paris, 1950) est glissé dans une farandole d’actions, moins sanglantes et souvent souriantes. L’excellent argument de La Fête à Henriette (1952) permet à deux meneurs de jeu de présenter alternativement le rose et le noir d’un même événement. La régulière et infaillible production Duvivier draine le public : ne sait-elle pas dans le cadre des Don Camillo (Le Petit Monde de Don Camillo, 1951 – Le Retour de Don Camillo, 1952) ménager à la fois le chou français et la chèvre italienne en tenant, de surcroît, la balance égale entre le maire et le curé. Si Marianne de ma jeunesse (1954) écœure par son sirop, Duvivier proclame l’année suivante Voici le temps des assassins et délivre ses fantasmes habituels. Leitmotiv du chien justicier qui avait déjà châtié en 1948 l’horrible directrice du pénitencier (Au royaume des cieux). Leitmotiv du fouet vengeur (Carnet de bal). Leitmotiv des eaux en furie, des chemins boueux, de la pluie sans rémission (Au royaume des cieux, Le Retour de Don Camillo). Ils s’intègrent dans Le Temps des assassins, ponctuant un récit qui va bon train et explore, dans la meilleure tradition réaliste, un milieu précis choisi pour son pittoresque : ici un restaurant des anciennes halles. Seule fait défaut l’originalité qui s’est réfugiée, une fois pour toutes, dans La Fête à Henriette. [La IVe République et ses films – Raymond Chirat – 5 Continents / Hatier (1985)]




À suivre…

JULIEN DUVIVIER
Avec Renoir, Carné et Grémillon, Duvivier a été la personnalité la plus marquante du cinéma français des années 1930. La sûreté de son art et son esprit éclectique devaient lui attirer les faveurs d’Hollywood où, pendant la guerre, il allait poursuivre une très brillante carrière. Un même drame unit le vieux comédien de La Fin du jour (1939), admirablement interprété par Michel Simon, et le jeune Duvivier, qui se destine à une carrière théâtrale : le trou de mémoire qui paralyse en scène. Si la défaillance sera fatale pour l’aîné, elle sera la chance de la vie du cadet.

LA FÊTE À HENRIETTE – Julien Duvivier (1952)
Le film qu’il faudrait montrer à tous les scénaristes en herbe : comment travailler à deux quand tout vous oppose ? Louis Seigner joue le scénariste cartésien, Henri Crémieux, le romanesque. On visualise l’histoire qu’ils inventent au fur et à mesure, en s’engueulant copieusement, en tirant leur récit à hue et à dia. Et selon que l’un ou l’autre est aux commandes, les mésaventures d’Henriette un 14 Juillet à Paris deviennent une bluette tendre ou un polar inquiétant.

VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS – Julien Duvivier (1956)
Dans Voici le temps des assassins, le personnage de Chatelin est l’occasion d’une grande composition pour Gabin, parfait en grand chef, permettant à Duvivier de donner à son film une épaisseur réaliste, dans laquelle il l’installe dès les scènes d’ouverture, où la caméra se déplace avec fluidité en accompagnant Gabin dans son travail (ouverture du restaurant, marché aux Halles, préparation des plats) tout en exposant les personnages et les situations.

[la IVe République et ses films] PAYSAGE APRES LA BATAILLE
Mai 1945, la France célèbre la victoire mais reste marquée par la fatigue, la pauvreté et la déception, tandis que l’épuration se poursuit. Malgré la condamnation de Pétain et l’exécution de Laval, les difficultés persistent. De Gaulle encourage la croyance en la grandeur nationale, même si le climat reste morose. Face à la concurrence artistique internationale et au passé controversé de certains écrivains, le cinéma apparaît comme un espoir pour la culture française d’après-guerre. Cependant, le secteur souffre d’un manque de moyens, d’infrastructures vétustes et d’une production jugée légère par un public avide de rêve hollywoodien, bien que les films réalisés à la fin de l’occupation aient montré des tentatives audacieuses malgré les difficultés.
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LE CHARME VÉNENÉUX D’AUTANT-LARA (7/10)
- L’ESSOR DE LA COMÉDIE À L’ITALIENNE
- RIO BRAVO – Howard Hawks (1959)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – L’HOMME AU PIÉDESTAL (6/10)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – CALVACADES ET PÉTARADES (5/10)
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Catégories :Histoire du cinéma
