«Je ne suis pas une gentille », confesse Laure (Rebecca Romijn) dans Femme Fatale (2002), « vraiment pas ; je suis pourrie jusqu’à l’os. » Laure sait qu’elle est une « femme fatale ». Elle vient de regarder Double Indemnity (Assurance sur la mort,1944) à la télé et calque son comportement sur celui de la ravissante mais funeste Phyllis Dietrichson interprétée par Barbara Stanwyck), l’héroïne du film. Dans Basic Instinct (1992), la romancière Catherine Tramell (Sharon Stone) apprend à l’inspecteur Nick Curran (Michael Douglas) que son livre raconte l’histoire d' »un flic qui tombe amoureux de la femme qu’il ne faut pas. Et [qui] le tue », Les deux protagonistes savent qu’il s’agit là d’une intrigue que l’on rencontre dans de nombreux classiques du film noir. Le spectateur, lui, sait qu’ils le savent, et il est curieux de découvrir si leur histoire connaîtra le même dénouement. Dans Seven (1995), Somerset (Morgan Freeman) lance à Mills (Brad Pitt) : « Vous savez, cette histoire ne connaîtra pas de fin heureuse. » Somerset a en effet conscience du rôle que son interlocuteur et lui-même jouent dans ce type de conte « noir » à l’issue presque invariablement tragique.

Dans « film noir », noir a le sens de « sinistre », « redoutable » et « sombre » comme l’évoque la célèbre citation de Raymond Chandler : « Les rues étaient sombres d’autre chose que la nuit.» Le « néo-noir » constitue un genre hautement auto référentiel et très au fait des conventions d’intrigue, des types de personnages et des techniques courantes associés aux films noirs du passé. De fait, certains néo-noirs mettent en scène des personnages qui écrivent ou interprètent des films noirs The Singing Detective (2003), La Mala Educacion (La Mauvaise Éducation, 2004), Inland Empire (2006), tandis que d’autres sont des remakes de grands classiques du Noir The Postman Always Rings Twice (Le Facteur sonne toujours deux fois, 1981) ou des hommages « rétro-noir » replacés dans l’époque des anciens films noirs et au style consciencieusement inspiré de ces derniers Chinatown (1974), Body Heat (La Fièvre au corps, 1981), L.A. Confidential (1997), The Barber, The Man Who Wasn’t There (L‘Homme qui n’était pas là, 2001).

Pour délimiter l’âge d’or du film noir, on a coutume de citer The Maltese Falcon (Le Faucon maltais, 1941) et Touch of Evil (La Soif du mal, 1958). Bien que de plus en plus conscients des conventions du genre, les auteurs des grands classiques du Noir des années 1940 et 1950 – Double Indemnity, Laura (1944), Détour (1945), The Postman Always Rings twice (1946), D.O.A (Mort à l’arrivée, 1950), Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule, 1950), Kiss Me Deadly (En quatrième vitesse, 1955), The Killing (L’Ultime Razzia, 1956) et Vertigo (Sueurs froides, 1958) – ne considéraient pas ces « films noirs » comme appartenant à un genre à part. Au contraire, ces œuvres étaient présentées sous différentes étiquettes : « histoires criminelles », « films à suspense », « thrillers psychologique » ou « mélodrames ».

C’est à des critiques français, comme Nino Frank et aussi Raymond Borde et Étienne Chaumeton dans leur Panorama du film noir américain (1955), que l’on doit l’expression « film noir » : plusieurs de ces films sont en effet tirés des romans de détectives et des polars de l’école des « durs à cuire » ou hardboiled signés Raymond Chandler, Dashiell Hammett ou James M. Cain, et publiés en France dans la collection « Série noir » (double allusion à la jaquette noire et à l’idée de « malheurs en série »). Dans les années 1970, l’étude de ce courant désormais reconnu comme un genre à part entière prend son essor chez les critiques britanniques et américains. Ses racines plongent dans l’expressionnisme allemand, le réalisme poétique français et les films de gangsters hollywoodiens des années 1920 et 1930. Outre ces éléments précurseurs au sein du 7e art, les principaux facteurs historiques qui exerceront une influence sur le genre seront la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide, dont les combats violents, la menace d’anéantissement nucléaire et la « Terreur rouge » maccarthiste sèmeront la paranoïa, la colère et la désillusion – autant de marqueurs émotionnels du film noir.

La figure de la femme fatale qui séduit et trahit le héros malchanceux est également présentée comme le résultat du rééquilibrage des sexes dans l’après-guerre : l’homme de retour du front, blessé physiquement et psychiquement, retrouve une femme ayant acquis une indépendance financière et sexuelle en travaillant pour contribuer à l’effort de guerre. Cette nouvelle autorité féminine exerce sur l’homme à la fois attirance et frayeur – une ambivalence semblable à celle qu’inspire la femme fatale.

Parmi les techniques identifiées comme inhérentes au film noir, on relève : les ombres profondes qui, souvent, emprisonnent le héros derrière des toiles et des grilles tout en clair-obscur ; les plans oppressants en plongée et les cadrages claustrophobes ; la distorsion et le déséquilibre de la composition ; et enfin, les flash-back et la narration en voix off qui soulignent sur un mode visuel et acoustique les traumatismes individuels du héros désorienté et maudit.

Et pourtant, malgré tous les efforts déployés pour décrire le film noir, ce genre demeure le plus controversé de toute l’histoire du cinéma. Les critiques sont en désaccord sur plusieurs points : tous les films noirs partagent-ils ne serait-ce qu’un seul dénominateur commun ? Quels sont les films qui répondent aux critères du genre, et ceux qui y échappent ? Comme James Naremore le fait remarquer, « [le] film noir est associé à une grande variété d’éléments – thèmes, ambiances, types de personnages, lieux et composantes stylistiques – et aucun d’entre eux n’est commun à la totalité des films classés dans la catégorie du Noir ». Tous les héros du film noir ne sont pas des détectives ou des femmes fatales, et tous les films noirs ne s’achèvent pas sur un dénouement dramatique. Les films de braquage ou de gangsters et les mélodrames gothiques « féminins » doivent-ils être rangés dans la catégorie du Noir ? Un certain nombre de critiques ont récemment plaidé pour une conception plus large du film noir. Selon Wheeler Winston Dixon, « la plupart des définitions du film noir semblent excessivement restrictives. Les archétypes conventionnels – le héros solitaire déambulant sous la pluie dans une ruelle sombre, l’omniprésence de la voix off, les amants maudits en cavale ou le privé dur à cuire démêlant une intrigue labyrinthique avec une assurance cynique – ne représentent qu’un aspect de ce genre cinématographique aux multiples visages ». Jim Hillier et Alastair Phillips soutiennent que « [le] film noir relève autant d’un état d’esprit que d’un ensemble cohérent de signes stylistiques », ajoutant qu’« [il] n’existe probablement pas un « cinéma noir » en tant que tel, mais plutôt de nombreuses formes et variantes d’une sensibilité qui mue et évolue en fonction des cultures, des lieux et des époques ».

Ce qui nous amène au néo-noir… Si la définition du film noir classique est délicate, la tâche est encore plus ardue à propos du film noir contemporain. Si, comme l’observe Mark Bould à juste titre, « chaque nouveau film noir repense, réinvente et refonde le genre », peut-on légitimement tirer une quelconque généralisation à partir de films aussi disparates que The Crying Game (1992), Reservoir Dogs (1992), Matrix (The Matrix, 1999) et Memento (2000) ? Tout en s’inscrivant pleinement dans la filiation du cinéma noir de jadis, le néo-noir se caractérise selon moi par un brouillage des frontières et une hybridation des genres ; ce qui est nouveau dans le néo-noir, c’est qu’on peut y déceler l’influence des mutations sociales contemporaines et des événements historiques récents, conjugués aux nouvelles tendances et aux récents progrès technologiques du 7e art. [Introduction au Néo-Noir – Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]


POINT BLANK (Le Point de non-retour) – John Boorman (1967)
Deuxième film de John Boorman (Excalibur, Deliverance), Point Blank frappe encore aujourd’hui par son audace et ses trouvailles visuelles : narration déconstruite, images monochromes, scènes d’une violence inouïe… Au casting de cette oeuvre fondamentales et atypique, Lee Marvin incarne Walker, véritable anti-héros obstiné et sans remords, aidé dans sa quête de vengeance par sa belle-soeur (Angie Dickinson) et l’ambiguë Yost (keenan Wynn).

THE LONG GOODBYE (Le Privé) – Robert Altman (1973)
Comme souvent, le cinéaste réalise deux films en un. Il accorde autant d’importance à l’intrigue qu’au contexte, à l’arrière-plan sociologique. Le film grouille de personnages secondaires hauts en couleur, de répliques hilarantes et de gestes inquiétants. Génialement filmé, avec une utilisation inventive de l’écran large, une photographie magnifique et un accompagnement musical inoubliable, The Long goodbye est à ranger, avec certains titres de Peckinpah, Fleischer ou Huston de la même époque, parmi les meilleurs films américains des années 1970.

EXPERIMENT IN TERROR (Allô, brigade spéciale) – Blake Edwards (1962)
Le film noir est généralement associé aux milieux urbains et Edwards a en effet choisi pour décors les ponts élancés et les charmants tramways de San Francisco. En faisant sourdre la menace d’un paysage sophistique, il ne la rend que plus terrible et obéit à une des constantes du film noir : même si la ville parait sereine et respectable, elle renferme d’indicibles dangers qui peuvent se manifester dans les moments les plus inattendus.

CHINATOWN – Roman Polanski (1974)
Pour de nombreux critiques, Chinatown n’est pas seulement l’un des meilleurs films des années 1970. Sa réalisation fait partie de ces heureux hasards dont l’histoire d’Hollywood regorge et qui favorisent la production de chefs-d’œuvre à l’intérieur des mécanismes standardisés de l’usine à rêves hollywoodienne : l’heureuse rencontre de talents extraordinaires. C’est ainsi que sur les instances de Jack Nicholson, qui n’est pas encore la star qu’il va devenir, Robert Towne accepte d’écrire le scénario alors qu’il a jusqu’ici travaillé essentiellement comme script doctor.

TAXI DRIVER – Martin Scorsese (1976)
Ce film est une menace. Le public ne tarde pas à le comprendre en entendant le thème musical agité, les sons métalliques qui accompagnent les premières images. Des volutes de vapeur d’eau se répandent au-dessus de la chaussée et baignent l’écran dans un nuage de blancheur. Un taxi jaune que l’on dirait sorti du néant traverse le menaçant rideau de vapeur et de fumée et passe en glissant, au ralenti. La musique off s’achève sur de lourdes harmonies, le taxi fantôme disparaît, le nuage se referme derrière lui. Deux yeux sombres apparaissent en gros plan, un rythme jazzy se fait entendre.

LE SAMOURAÏ – Jean-Pierre Melville (1967)
Un chapeau et un trench-coat, ajustés avec un soin maniaque : cette panoplie fétichisée fait office de seconde peau pour Jeff. Il est un fantôme, un taiseux au masque inexpressif. Obsédé par la maîtrise, ce géomètre du crime circule vite, sans laisser de traces. Le code de l’honneur, le destin en marche, la noblesse maléfique du gangster : Jean-Pierre Melville récupère les stéréotypes du polar et les exacerbe en éliminant le superflu — psychologie, expressivité, dialogues. Demeurent le décor et des automates tirés à quatre épingles. Alain Delon impressionne la pellicule, comme jamais sans doute, sous le regard d’un cinéaste fasciné, transi d’amour.

THE LAST RUN (Les Complices de la dernière chance) – Richard Fleisher et John Huston (1971)
Tourné sous le soleil de la Costa del Sol, avec la lumière de Sven Nykvist, l’opérateur habituel d’Ingmar Bergman, The Last run (Les Complices de la dernière chance) prend l’allure d’un ultime noir, crépusculaire tant dans sa facture esthétique que dans son récit, comme si la dernière mission assignée à Harry Garmes, rôle interprété par George C. Scott ressemblait à celle confiée à Richard Fleisher, venu tourner ce qui se révèle être son dernier film noir.

CAPE FEAR (Les Nerfs à vif) – J. Lee Thompson (1962)
Superbement servi par la musique de Bernard Herrmann et le montage de George Tomasini, deux collaborateurs d’Alfred Hitchcock, J. Lee Thompson plonge le spectateur dans une intrigue dès le début inquiétante et dépourvue de temps morts. Face à Gregory Peck, incarnation du droit et obligé presque malgré lui de transgresser la loi pour tenter de se débarrasser de son adversaire, Robert Mitchum représente, comme dans La Nuit du chasseur, la ténébreuse incarnation du mal. Thompson utilise par ailleurs avec beaucoup d’intelligence le cadre de l’affrontement final, la région marécageuse et aquatique de Cape Fear.

PLEIN SOLEIL – René Clément (1960)
Pourquoi est-ce que ce sont toujours les autres qui jouissent des plaisirs de la vie ? Le luxe et la beauté sont-ils réservés aux riches ? En 1960, alors que La Dolce vita (1960) de Fellini est projeté dans les salles obscures avec le succès que l’on sait, un autre film traite du même thème en analysant son côté le plus sombre. Si Marcello Mastroianni, l’alter ego de Fellini, risque de perdre son identité en s’adonnant aux plaisirs faciles, Tom Ripley, pour sa part, n’a pas d’identité propre et prend celle d’une autre personne en l’assassinant.

HUSTLE (La Cité des dangers) – Robert Aldrich (1975)
Blasé, cynique et tranchant, Burt Reynolds est le lieutenant Phil Gaines, un détective vivant à Los Angeles, spécialisé dans les enquêtes difficiles. Il se retrouve entraîné dans un casse-tête obscure après la mort d’une adolescente. Sa relation torride avec une prostituée glaciale interprétée par Catherine Deneuve, impliquée dangereusement dans l’affaire – un de ses clients habituels étant suspect majeur – complique ses investigations. d’autant plus que le père de la victime, un homme peu fiable brouille les pistes de Gaines en menant sa propre enquête, décousue et inefficace.

GET CARTER (La Loi du milieu) – Mike Hodges (1971)
Après avoir appris la mort de son frère dans un accident de voiture, le gangster Jack Carter (Michael Caine) quitte Londres contre la volonté de la Mafia et retourne dans sa ville natale de Newcastle pour assister aux obsèques. Très vite, Carter conclut à un assassinat. Bien décidé à retrouver les meurtriers de son frère, il s’adresse aux amis et à la compagne de celui-ci, mais Ils refusent de l’aider. Dur, brutal, Carter ira jusqu’au bout pour assouvir sa vengeance, n’hésitant pas à affronter Kinnear (John Osborne), le chef de la pègre locale.

ENTRE LE CIEL ET L’ENFER (天国と地獄 – Tengoku to jigoku) – Akira Kurosawa (1963)
Un enfant est enlevé par erreur, le kidnappeur est traqué par la police. Réalisé en 1963, Entre le ciel et l’enfer est le plus accompli des quatre films noirs réalisés par Kurosawa. Allons plus loin : c’est peut-être le plus beau film de toute son oeuvre.
- LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
Catégories :Le Film Noir
Moi j’adore Body Heat !
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l’influence des mutations sociales
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