Le film noir a permis à de grands metteurs en scène comme Fritz Lang, Nicholas Ray, Otto Preminger et Anthony Mann de créer leurs œuvres les plus imaginatives. Malheureusement, le seul film noir de Minnelli, manque parfois de puissance malgré certaines qualités, défaut regrettable car on y trouve pourtant le style du metteur en scène. A peine sortie de son cocon familial, on voit l’héroïne (Katharine Hepburn) entrer dans une réalité cauchemardesque – incarnée par son mari Alan (Robert Taylor) – et chercher à s’en protéger en tombant amoureuse d’un rêve – personnifié par Michael (Robert Mitchim). Katharine Hepburn maîtrise ici parfaitement son rôle mais la mise en scène pèche par complaisance et utilise des motifs d’un symbolisme trop évident comme celui du cheval de Michael ou des flammes vacillant dans la cheminée, apparaissant à chaque séquence-clé. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

Le début d’Undercurrent (Lame de fond) pourrait être celui d’une de ces brillantes comédies sophistiquées chères à Hollywood et à la Metro-Goldwyn-Mayer puis, peu à peu, le ton change et la fin, véritable catharsis amoureuse, permet à Katharine Hepburn de satisfaire le transfert passionnel de Robert Taylor vers Robert Mitchum, d’un frère vers l’autre. Premier des grands films dramatiques de Minnelli, Undercurrent donne au cinéaste la possibilité de poursuivre, parallèlement à ses comédies musicales, la recherche de certains de ses thèmes les plus secrets, que l’on aurait tort de croire réservés au domaine du « musical ». [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

Undercurrent marque la première rencontre entre Minnelli et Pandro S. Berman qui produira par la suite Madame Bovary, Father of the Bride (Le Père de la mariée) , Father’s little dividend (Allons donc, papa !), The Long long trailer (La Roulotte du plaisir), Tea and sympathy (Thé et Sympathie) et The Reluctant debutante (Qu’est-ce que maman comprend à l’amour ?). Tout en étant moins prestigieux qu’Arthur Freed et moins ambitieux que John Houseman, Pandro S. Berman jouera un rôle qu’on aurait tort de sous-estimer dans l’œuvre de Minnelli. Producteur éclectique, Pandro S. Berman possède à son actif plusieurs chefs-d’œuvre – The Picture of Dorian Gray (Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin, The Three Musketeers (Les Trois mousquetaires de George Sidney), Ivanhoe de Richard Thorpe – et on lui doit également des réussites telles que Battle Circus (Le Cirque infernal) et Blackboard jungle (Graine de violence) de Richard Brooks et All the brothers were valiant (La Perle noire) de Richard Thorpe, sans oublier le joyau que sera The Prisoner of Zenda (Le Prisonnier de Zenda) , tourné par le même Thorpe en 1952 avec Stewart Granger, Deborah Kerr et James Mason.

Le premier, Berman comprend l’intérêt de faire réaliser à Minnelli qui vient de mettre en scène deux films musicaux, Ziegfeld Follies et Yolanda and the thief une œuvre purement dramatique. « J’ai beaucoup aimé réaliser Undercurrent, racontera Minnelli. La conduite névrotique des personnages, leurs relations psychologiques me fascinaient. Je suis toujours d’accord pour m’attaquer à un sujet qui semble m’être étranger, et regarder ce qu’il y a sous la surface… » A mi-chemin entre le drame psychologique et le film noir, Undercurrent est également influencé par les théories psychanalytiques dont on connaît l’importance dans le cinéma hollywoodien des années 1940.

Comme Gene Tierney dans Dragonwyck (Le Château de Dragon) de Joseph L. Mankiewicz, tourné la même année, l’héroïne de Undercurrent est arrachée à sa province natale et confrontée à un monde dans lequel elle se sent inférieure. Mankiewicz utilisera à nouveau ce thème dans A Letter to three wives (Chaînes conjugales, 1948) – le personnage joué par Jeanne Crain – alors que Minnelli l’oriente ici d’une manière différente. Obsédé par le souvenir d’un frère plus brillant, sachant au fond de lui-même qu’il ne doit sa notoriété qu’à un vol doublé d’un meurtre, Alan Garroway (Robert Taylor) voit ici l’occasion de remodeler, selon sa volonté, cette femme qu’il vient d’épouser et qui va, en grande partie grâce à lui, trouver une féminité jusqu’ici latente. Le fait qu’Ann (Katharine Hepburn) ressemble à Sylvia Lea Burton qui préférait le frère d’Alan, Michael (Robert Mitchum), donne d’ailleurs au film une seconde dimension.

Le film joue perpétuellement sur cette dualité entre Alan et Michael comme si ceux-ci ne formaient que les deux faces complémentaires d’un même personnage : Alan, le visage maléfique, Michael, l’aspect positif. Ann, de plus en plus attirée vers ce frère qu’elle croit mort et qu’elle ne connaît pas, commence à douter de son mari jusqu’à le soupçonner d’un crime. Comme Joan Fontaine dans Suspicion (Soupçons, 1941) d’Alfred Hitchcock, Ann se persuade peu à peu, et sans preuves, de la culpabilité de son mari, idéalisant ce Michael disparu dont la personnalité la subjugue de plus en plus. Un recueil de vers, un morceau musical – la 3e Symphonie de Brahms, véritable leitmotiv envoûtant du film – un paysage romanesque et des objets familiers permettent à Ann de laisser vagabonder son imagination amoureuse, et ce n’est pas un hasard si elle ne voit Michael, vivant, qu’une fois son mari disparu, piétiné par le cheval de son frère (encore un symbole !).

Comme Gene Tierney qui apparaissait soudain à Dana Andrews, fasciné par sa personnalité, dans Laura (1944) d’Otto Preminger, ici Michael sort progressivement de l’ombre pour se superposer avec l’image créée par Ann. Le thème de Janus, évident dans The Pirate, The Four horsemen of the Apocalypse (Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse) ou On a clear day you can see forever (Melinda), figure parmi les obsessions de l’œuvre minnellienne, et Ann est soudain prise entre ces deux frères, celui qu’elle a épousé et celui qu’elle croit mort et qu’elle commence à aimer plus profondément que son propre mari.

Splendidement secondé par Karl Freund, l’ancien chef opérateur de Fritz Lang et de F. W. Murnau, Minnelli compose – comme il le fera par la suite surtout dans Madame Bovary et dans Home from the hill (Celui par qui le scandale arrive) – un décor qui restitue la personnalité intime de ses héros. «J’ai beaucoup travaillé – dira Minnelli – avec le décorateur de plateau Jack Moore et imaginé, par exemple, le décor du ranch du Maryland, où Michael avait disparu. Le lieu devait être totalement imprégné de sa présence et refléter le caractère serein de Michael, pour que l’endroit fascine la jeune femme. Je crois finalement que ce décor sécrétait une certaine ambiance, tout comme la partition musicale d’Herbert Stothart ; notamment son utilisation d’un thème de Brahms destiné à suggérer la noblesse de caractère du frère. »

La splendeur de la photographie éclate d’ailleurs dans la séquence dramatique qui voit dans un même temps, Alan tenter de tuer sa femme puis trouver la mort, piétiné. Véritable catharsis du film, cet admirable moment va permettre à Ann de satisfaire le transfert amoureux qu’elle éprouve. Le film oppose Robert Taylor à Robert Mitchum et le choix de Taylor qui joue à contre-emploi est une réussite. « Pour obtenir de Taylor un regard de dément, écrivait Minnelli, je lui suggérai de s’entraîner à fixer dans le vide, sans ciller, pensant que ses yeux s’élargiraient et qu’il obtiendrait ainsi l’expression d’un fanatique. Bob y réussit parfaitement. »

Quant à Robert Mitchum, sa composition est une authentique performance car, la nuit, il tournait pour la R.K.O. The Locket (Le Médaillon), sous la direction de John Brahm. A sept heures du matin, il se rendait sur le plateau d’Undercurrent où il personnifiait jusqu’à midi le rôle de Michael Garroway avant de repartir pour Monterey où il travaillait tout l’après-midi aux côtés de Greer Garson dans Desire me (La Femme de l’autre) de George Cukor et Mervyn Le Roy…

Comparé aux flamboyants mélodrames que Minnelli réalisera par la suite, Undercurrent peut sembler une déception et le film souffre indiscutablement d’avoir été tourné en noir et blanc. Le Technicolor de l’époque aurait en effet permis à Minnelli de se livrer à de nouvelles recherches et à créer une émotion apparente dans ses autres films dramatiques. Minnelli aurait sans doute pu opposer avec une intensité plus grande le monde d’Alan, sombre et crépusculaire, à celui de Michael, idéalisé par Ann.

Il réussit de toute manière à sublimer ce sujet dramatico-freudien par l’apport de ses thèmes les plus chers, délaissant, comme chez Hitchcock, l’intrigue criminelle au profit de la femme amoureuse en proie au doute. L’élégance de la mise en scène, la qualité de la direction d’acteurs et les relations étroites qui lient les décors aux personnages portent en tout cas la griffe de Minnelli pour qui le film demeure cependant plus une expérience très intéressante qu’un authentique chef-d’œuvre… [Minnelli « De Broadway à Hollywood » – Patrick Brion, Dominique Rabourdin, Thierry de Navacelle – ED. 5 continents Hatier (1985)]


LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite
L’histoire
Ann Hamilton (Katharine Hepburn) mène une vie douillette avec son père qui est professeur (Edmund Gwenn ) jusqu’au jour où elle rencontre Alan Garroway (Robert Taylor), beau et plein de charme, à la tête d’une usine d’aviation. Ils tombent amoureux l’un de l’autre et se marient, mais Alan est en fait un homme perturbé psychologiquement et obsédé par un sentiment de haine à l’égard de son frère depuis longtemps disparu, Michael (Robert Mitchum). Alan prétend que Michael lui a fait de sales coups, professionnellement, puis a disparu. Ann découvre, petit à petit, une autre image de Michael, homme doux et sensible qui aurait peut-être été tué par son frère. Dévorée de curiosité, Ann se rend dans la maison de Michael et fait la connaissance du gardien, qui est en fait Michael en personne. Ce dernier va voir son frère craignant qu’il ne ruine la vie d’Ann. Si Michael a abandonné l’entreprise familiale c’est qu’il sait qu’Alan a tué un ingénieur qui travaillait pour lui afin de s’approprier ses idées, crime grâce auquel sa compagnie a acquis sa prospérité. Alan rassure Michael et lui affirme qu’il aime vraiment Ann mais lorsqu’il se rend compte qu’elle se détache de lui, il tente de la tuer. Il meurt avant d’accomplir son dessein criminel, tué par le cheval de Michael. Ann avoue plus tard à Michael qu’elle a tout de suite su qui il était lors de leur première rencontre et qu’elle l’aime.

Les extraits
Curieusement, Minnelli s’est imposé dans The Band wagon (Tous en scène) avec un intermède musical, The Girl Hunt Ballet, qui en dit plus sur le film noir en dix minutes que Undercurrent en deux heures. Il s’agit d’une satire de la fiction policière qui place les éléments littéraires traditionnels du genre dans un contexte visuel exotique. Minnelli intègre une chorégraphie très inventive de Michael Kidd et une musique de jazz romantique, due à Arthur Schwartz, à un décor expressionniste de marches qui ne mènent nulle part et de labyrinthes : l’action se déroule sur plusieurs plans spatiaux. Les couleurs très vives, caractéristiques de Minnelli, permettent d’identifier les personnages archétypaux comme bons ou méchants, dangereux ou innocents. Fred Astaire joue et danse dans le rôle du détective Rod Riley sur un argument écrit par Minnelli lui-même ironisant avec esprit sur les clichés du Noir ; Cyd Charisse tient le rôle de deux femmes mystérieuses qui ne sont pas ce qu’elles prétendent être. Le détective, seul, la nuit « dans la ville qui dort… avec tous les rats dans leur trou » et la musique d’un trombone solitaire, est soudain dérangé par une blonde au visage d’ange qui vient lui demander son aide pour une sordide histoire de meurtre. Rod soupçonne une danseuse de cabaret aux allures fatales (une brune vêtue de rouge) mais, bien entendu, la blonde se révélera la meurtrière et la femme en rouge capable d’une loyauté et d’une fidélité insoupçonnées. « Je hais les tueurs, avait déjà prévenu Rod, et quand je hais c’est pour de bon» ; « les criminels doivent mourir » ajoute-t-il en tirant sur la blonde. Le détective et la sirène en rouge s’enfoncent dans la ville sombre et Rod de conclure : « C’était une femme dangereuse. Je n’aurais jamais pu avoir confiance en elle mais c’était mon type. » [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

VINCENTE MINNELLI
Véritable magicien du cinéma, Vincente Minnelli a porté la comédie musicale à son point de perfection, ce qui ne doit pas faire oublier qu’il est l’auteur de quelques chefs-d’œuvre du mélodrame.

KATHARINE HEPBURN
Katharine Hepburn a incarné, mieux qu’aucune autre star de Hollywood, le dynamisme, le courage et l’idéalisme. A travers des rôles très divers, elle a représenté, pour plusieurs générations de femmes, l’idéal de l’indépendance. Et elle le fit toujours avec fierté, conscience et rigueur.

THE BAD AND THE BEAUTIFUL (Les Ensorcelés) – Vincente Minnelli (1952)
Un producteur tyrannique vit pour ses films, au risque de détruire ses collaborateurs : une star, un réalisateur et un scénariste, assaillis par des souvenirs douloureux. Ce sont eux les ensorcelés, insectes effarés qui se brûlent à la flamme de Hollywood, que Minnelli contemple en entomologiste. Ce qu’il filme magnifiquement — il est un des cinéastes les plus personnels de l’époque —, c’est le rôle prépondérant joué par les producteurs dans le système hollywoodien. Le film devient alors un fascinant jeu de miroirs dans lequel les personnages semblent se répondre.

HOME FROM THE HILL (Celui par qui le scandale arrive) – Vincente Minnelli (1960)
Adapté d’un roman de William Humphrey, auquel a été rajouté le personnage essentiel du fils illégitime, Home from the hill (Celui par qui le scandale arrive) fait penser au résumé que donnait William Faulkner d’un de ses livres préférés, « Absalon, Absalon » : « C’est l’histoire d’un homme qui voulait des fils. Il en eut un de trop et il fut détruit. »

SOME CAME RUNNING (Comme un torrent) – Vincente Minnelli – 1958
Réflexion sur l’inexorabilité du temps, le dérisoire des rêves et des passions, l’absurdité de la vie sociale, la fulgurance de l’instant et la tentation de la folie (jeu et alcool), Some came running (Comme un torrent) est le chef-d’œuvre de Minnelli. Frank Sinatra, Dean Martin et surtout Shirley Mac Laine apportent à l’univers de l’auteur un sang nouveau et une authentique vigueur.

TWO WEEKS IN ANOTHER TOWN (Quinze jours ailleurs) – Vincente Minnelli (1962)
Two weeks in another town n’est pas la suite mais l’inverse de The Bad and the beautiful (Les Ensorcelés), tourné dix ans plus tôt. The Bad and the beautiful était le portrait incisif et fascinant d’un producteur hollywoodien despote et génial. Minnelli y faisait à travers lui l’apologie du système de production américain de l’époque et la fin en était moins ambiguë qu’il n’y paraissait. Une nouvelle fois, séduits par leur Pygmalion, Georgia, Fred et James Lee allaient participer ensemble à une nouvelle aventure cinématographique, à un nouveau chef-d’œuvre…

LUST FOR LIFE (La Vie passionnée de Vincent Van Gogh) – Vincente Minnelli (1956)
Le passé de peintre et de décorateur du cinéaste, son travail constant sur la couleur s’expriment, ici, dans toute leur plénitude. Minnelli exige une pellicule rare et depuis longtemps inutilisée : il fait spécialement rouvrir un laboratoire pour obtenir exactement les teintes qu’il désire. Le film évite l’hagiographie et s’attache au quotidien de l’artiste. En filmant le travail du peintre, Minnelli recrée ce jeu de miroirs qu’il affectionne tant. Loin de tous les poncifs et schémas hollywoodiens, il tourne presque un documentaire, sans renoncer à tous les thèmes qui le hantent : le bonheur désiré qui ne peut s’épanouir et, bien sûr, la folie, thème récurrent de ses films.

MADAME BOVARY – Vincente Minnelli (1949)
Fasciné par Flaubert, Vincente Minnelli ne pouvait qu’être touché par Emma, personnage illogique et complexe, tiraillé entre un monde imaginaire et une réalité médiocre. Le film s’attache aux miroirs et à leurs reflets, qui témoignent de la lente dégradation du rêve : miroir terne dans une ferme, miroirs luxueux qui voient le triomphe d’Emma au bal (sur une valse de Miklós Rózsa). Et, à la fin, miroir brisé dans la chambre d’hôtel du médiocre adultère. Les mouvements d’appareil sophistiqués, dignes de Max Ophuls, accompagnent l’accession illusoire d’Emma à un autre monde.
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
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