Le monde du Noir est fondamentalement un monde de cauchemar. Il est rempli d’étranges synchronismes, d’événements inexpliqués et de rencontres de hasard, créant un enchaînement qui entraîne ses malheureux protagonistes vers une fin annoncée.

Certains échappent in extremis à ce mauvais rêve et retrouvent un semblant de normalité. C’est le cas de l’homme d’affaires injustement accusé (Alan Curtis) dans Phantom Lady (Les Mains qui tuent, Robert Siodmak, 1944) sauvé par les efforts de son ingénieuse secrétaire (Ella Raines), ou celui du mari infidèle (Dick Powell) dans Pitfall (Andre de Toth, 1948) extirpé de l’enfer du Noir par une série de hasards heureux. Mais la plupart, comme Neff (Fred MacMurray) dans Double Indemnity (Assurance sur la mort, Billy Wilder, 1944) Christopher Cross (son nom, « Christophe Croix », est déjà assez éloquent !), interprété par Edward G. Robinson dans le superbe film de Fritz Lang Scarlet Street (La Rue rouge, 1945), ou encore Frank Bigelow (Edmond O’Brien) dans DOA (Mort à l’arrivée, Rudolph Maté, 1950), sont condamnés à suivre les circonvolutions labyrinthiques de leur histoire jusqu’à sa chute amère.

Neff scelle son propre sort en succombant aux charmes de Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwick), la quintessence de la femme fatale. Dès lors, tous ses actes semblent destinés à le mener à sa triste fin : il se videra de son sang dans les bureaux de la compagnie d’assurances qu’il a voulu escroquer. Cross laisse lui aussi son désir déterminer ses actions, devenant l’esclave d’une autre femme fatale, Kitty (Joan Bennett). Les spectateurs assistent à l’inexorable chute de ce rêveur crédule, tandis qu’il peint les ongles de pieds de sa belle ou l’installe dans un luxueux appartement. Son sort – dans le sens existentialiste et classique du terme – est sans doute le plus arbitraire et absurde de tous. Un matin au réveil, il se rend compte qu’il a été empoisonné et qu’il ne lui reste que quelques jours à vivre. Il passe le restant du film à rechercher ses empoisonneurs et découvre dans une ironie amère que le poison était destiné à un autre.

Detour, réalisé par Edgar G. Ulmer, spécialiste du film noir de série Z, repose sur le même sens de l’absurde. Raconté en flash-back par une voix off morne et dépressive si typique du genre, le film retrace l’enchaînement des événements ayant conduit Al Roberts (Tom Neal) dans l’état où on le voit à présent : hirsute, mal rasé, maussade et fauché. Il est assis dans un bistrot, fixant sa tasse de café d’un air morose. Un routier choisit une chanson dans le juke-box, Can’t Believe You Were in Love with Me, qui déclenche une réaction violente de la part de Roberts, ainsi que le début du flashback. Un changement expressionniste de l’éclairage du bar installe alors l’atmosphère glauque adéquate pour que commence le récit cauchemardesque de Roberts.

On passe dans un club new-yorkais où Roberts joue du piano. Il semble nettement plus fortuné et légèrement plus heureux. Il accompagne sa petite amie, Sue, une jolie fille qui chante le tube entendu dans le juke-box. Mais les apparences sont trompeuses. Tandis que le couple marche dans une rue où règne un brouillard d’une épaisseur surnaturelle, Roberts prend l’air sombre et morose qu’il adopte dans la première scène. Sue lui annonce qu’elle veut partir tenter sa chance à Hollywood.

Il lui rétorque que c’est idiot et qu’elle n’aboutira à rien. À mesure que leur conversation tourne à la dispute, le brouillard s’épaissit, comme pour symboliser la confusion de Roberts sur sa relation et ses projets d’avenir avec Sue. Finalement, il accepte de la laisser partir, mais laisse éclater sa hargne plus tard dans un morceau qu’il joue au piano, tapant sur les touches comme s’il voulait les punir à la place de Sue.

Roberts ne supporte pas de vivre sans son amie et décide d’aller la rejoindre mais, n’ayant pas les moyens de se payer un billet pour Los Angeles, il choisit de traverser le pays en stop. En route, il est pris par un petit escroc sociable et volubile nommé Haskell. Roberts remarque les profondes écorchures sur sa main et Haskell lui explique qu’elles lui ont été faites par « l’animal le plus dangereux au monde : une femme ». Celle-ci ayant refusé ses avances, il l’a éjectée de la voiture. L’hostilité d’Haskell vis-à-vis des femmes est en fait le reflet de la colère latente de Roberts à l’égard de Sue et de sa capacité à elle de prendre son destin en main alors que lui s’est soumis au sien.

Les deux hommes se lient d’amitié, Haskell lui offrant le dîner puis lui confiant le volant. Lorsqu’une pluie diluvienne s’abat soudain sur leur décapotable, Roberts s’arrête pour remonter la capote et Haskell tombe de la voiture, mort. On ne saura jamais vraiment de quoi. Avec un éclairage et des décors minimalistes – pour des raisons de budget ou motivé par des choix artistiques – Ulmer a réussi à établir une atmosphère si puissamment expressionniste que cet événement passe comme un nouveau coup absurde du hasard dans le cauchemar fataliste de Roberts. Ce dernier panique, enterre le corps, prend l’identité et l’argent d’Haskell, puis poursuit sa route vers Los Angeles et Sue.

Mais le destin n’en a pas terminé avec lui ou, comme il le dit lui-même : « Quelle que soit la direction qu’on prenne, le destin s’arrange pour vous faire un croc-en-jambe. » Toutefois, il est important de noter ici que, à l’instar des protagonistes de la tragédie grecque, Roberts contribue autant que les « dieux » à son destin. Bien qu’il semble ne pas s’en rendre compte un instant, ses propres défauts (sa colère, son défaitisme, sa bêtise) concordent parfaitement avec ce que le sort lui réserve. De retour sur la route, il prend une sensuelle auto-stoppeuse, Vera (Ann Savage), qui n’est autre que l’animal dangereux ayant précédemment écorché la main d’Haskell. Elle comprend donc tout de suite que Roberts a usurpé son identité et menace de le dénoncer s’il ne fait pas ce qu’elle lui demande.

La relation qui se développe entre eux est particulièrement perverse. Roberts devient littéralement et figurativement l’esclave de Vera. Elle l’insulte « Tu n’as vraiment rien dans le crâne » tandis qu’il marche derrière elle, portant tous les bagages « N’oublie pas qui commande ici », Elle ferme même à clef les portes de leur chambre d’hôtel pour qu’il ne s’enfuie pas pendant la nuit. De son côté, Roberts accepte cette soumission relativement passivement. Naturellement, il craint d’être livré à la police mais ce n’est pas tout. Dans une certaine mesure, il est convaincu que c’est là un châtiment de plus imposé par ce destin injuste dont il se plaint si souvent. Parallèlement, Vera, dont on apprend qu’elle est mourante, en profite pour se venger sur lui de tous les abus que lui ont fait subir des hommes comme Haskell.

En route vers Los Angeles, elle décide qu’ils vendront la décapotable et se partageront l’argent puis change d’avis chez le concessionnaire automobile quand elle lit dans un journal que le père d’Haskell, un homme riche, est en train de mourir. Elle décide que Roberts se fera passer pour son fils pour récolter l’héritage. Comme d’habitude, Roberts rechigne. Elle l’admoneste, lui reprochant de geindre sans arrêt, lui disant que lui, au moins, il a sa vie devant lui, que d’autres (à savoir elle-même) échangeraient volontiers contre leur mort prochaine. Elle se soûle et devient de plus en plus agressive, « chaque mot qui sortait de sa bouche cinglait comme un claquement de fouet ». Elle lui arrache le téléphone des mains et s’enferme dans leur chambre d’hôtel. Elle se jette sur le lit en s’enroulant autour du cordon de téléphone. Pour l’empêcher d’appeler la police et le dénoncer, il tire sur le fil… et l’étrangle à mort. Comme il le résume lui-même : « J’étais cuit, fichu. » Personne ne croirait à un accident, comme dans le cas de la mort d’Haskell, du moins il en est convaincu. Son histoire est trop absurde. Aussi, une fois de plus, il accepte son destin, refusant de se battre.

À la fin du film, Roberts a quitté le bistrot et repris la route. Il énonce sa dernière observation fataliste juste au moment où une voiture noire de la police de la route le prend en chasse : « Le destin ou une force mystérieuse peut pointer le doigt sur vous ou moi sans aucune raison. » Sa prédiction s’est accomplie. [Film Noir – Alain Silver & James Ursini, Paul Duncan (Ed.) – Ed. Taschen (2012)]


LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite
Portrait
Edgar G. Ulmer est né le 17 septembre 1904 à Olmütz (République tchèque alors en Autriche-Hongrie). Il étudia d’abord l’architecture puis la philosophie. Il commença jeune au théâtre, d’abord comme comédien et décorateur, travaillant un temps avec le célèbre imprésario Max Reinhardt. Il se rendit aux États-Unis en 1923 pour travailler à Broadway. De là, il passa rapidement à Hollywood où il fut décorateur de plateau pour les studios Universal.
De retour en Allemagne en 1925, il devint l’assistant du metteur en scène expressionniste F. W. Murnau et, durant la même époque, collabora avec les futurs réalisateurs de films noirs, Robert Siodmak et Billy Wilder sur Les Hommes le dimanche (1929). Après avoir été directeur de production et monteur sur Tabou (Tabu, 1931) de Murnau et Robert Flaherty, Ulmer retourna à Hollywood, travaillant à nouveau pour Universal, d’abord comme directeur artistique puis comme réalisateur du film d’horreur le plus esthétiquement raffiné de l’époque : The Black Cat (Le Chat noir, 1934), avec Bela Lugosi et Boris Karloff. Toutefois, il ne tarda pas à se mettre à dos le nabab Carl Laemmle qui lui coupa tous les ponts à Hollywood. Il se tourna alors vers des films à petit budget, parfois comme producteur ou décorateur, et passa le reste de sa carrière prolifique à faire des films de tous genres ou presque, entre les longs métrages destinés au public afro-américain comme Moon Over Harlem (1939) et les filins yiddish comme The Light Ahead (1939).
Ses films noirs des années 1940, parmi lesquels Bluebeard (Barbe-Bleue, 1944), Strange Illusion (1945), The Strange Woman (Le Démon de la chair, 1946) et Ruthless (L’Impitoyable, 1948), se distinguent par leur éclairage et leurs décors proches de l’expressionnisme allemand. Il en va de même pour ses incursions dans la science-fiction, comme The Man from Planet X (L’Homme de la planète X, 1951) et The Amazing Transparent Man (1960).
Son dernier film noir fut Murder is my Beat (1955). De retour en Europe dans les années 1960 il tourna tout et n’importe quoi, des films fantastiques à petit budget comme L’Atlandide (1961) à des films nudistes. Il mourut en Californie à Woodland Hills le 30 septembre 1972.

- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
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